La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°67 septembre 1999

___________________

LU

L'univers de l'écrit.
Comment la culture écrite donne forme A la pensée. 

David R. Olson, éditions Retz, 1999 - 312p. - 159F 

Quel curieux ouvrage que la traduction de ce texte universitaire dont l'original date de 1994 ! Sa lecture réserve d'un bout A l'autre sinon des surprises, du moins certains étonnements qui installent dans l'esprit du lecteur plus de confusion et de perplexité que de clarté.
Au départ, le propos est séduisant, le titre (le sous-titre surtout) accroche bien et la présentation en quatrième de couverture est très alléchante : «…il semble peu douteux que l'écriture et la lecture aient joué un rôle essentiel dans la genèse d'un bouleversement, par lequel nous sommes passés d'une pensée sur les choses A une pensée sur les représentations des choses, c'est-A-dire A une pensée sur la pensée. Notre conception moderne du monde et de nous-mêmes est, pourrait-on dire, un sous-produit de l'invention du monde sur le papier.» Autrement dit, l'écrit serait un outil pour penser le monde … Bigre ! la science anglo-saxonne nous enverrait-elle du renfort ? Et quel renfort ! L'auteur (lui-même présenté comme un psychologue cognitiviste canadien mondialement connu) se dit engagé dans une réflexion dont les principales orientations sont partagées par de nombreux autres chercheurs (tous anglo-saxons…) ; certains noms font référence en effet (J. Goody, J. Bruner, M. MacLuhan, E. Havelock, F. Smith…). De plus, concernant le rapport oral/écrit, l'auteur propose un renversement de perspective plutôt prometteur en affirmant que l'écrit constitue un modèle très influent sur la manière dont nous pensons l'oral ! (et pan sur le phonocentrisme !) Il s'inscrit donc très logiquement en faux contre la croyance qui consiste A considérer l'écriture comme une transcription de la parole. L'écrit est, selon lui, A la fois plus et autre chose. Le principal problème auquel il s'attache concerne d'ailleurs la compréhension des énoncés. La question est très largement appréhendée dans une problématique de l'interprétation, A l'oral comme A l'écrit, pour laquelle Olson invente le  concept de "valeur d'illocution" (ce que le locuteur ou le scripteur voudrait que l'on comprenne de ce qu'il dit).

D'où vient alors cette confuse impression de malentendu (ou de mal entendement) en fin de lecture ? Que s'est-il passé, que s'est-il construit entre la page 10 de la préface où l'on peut y lire que … «Nous le savons tous, écrire, ce n'est pas seulement le b-a-ba, et lire, ce n'est pas seulement décoder des mots ou des phrases. Mais qu'est-ce au juste que ce petit plus ? Il pourrait s'agir de la capacité A entrer dans un nouvel univers (ou A en sortir), celui du monde "sur le papier". Comment cela se produit-il ? C'est précisément ce que je me propose d'expliquer dans ce livre…» et la quasi fin de l'ouvrage (page 291) qui nous dit que : «Des troisième et quatrième principes, il découle qu'en apprenant A "détecter" les relations entre sons et lettres, ce que l'on appelle le principe phonétique, l'enfant n'apprend pas seulement A associer deux choses connues, les sons et les lettres : il acquiert un modèle. Si tel est bien le cas, il semble peu pertinent d'insister sur l'apprentissage d'un modèle avant même que l'enfant ait une claire compréhension de ce dont l'écriture est précisément le modèle, c'est-A-dire ce qui est dit. Le débat ne cesse de rebondir sur l'apprentissage de la lecture ; il concerne autant l'attitude qu'il convient d'avoir vis-A-vis des enfants que la recherche d'une pédagogie efficace… les enseignants et les décideurs politiques se trompent sans doute lorsqu'ils considèrent l'apprentissage de la lecture comme une simple habileté, qui nécessite un entraînement, et non comme une prouesse intellectuelle qui consiste A comprendre comment ce qui a été dit peut être représenté par un ensemble de symboles graphiques.» Ici, la référence bibliographique citée est peut-être un début de réponse A notre trouble… de la compréhension… (il s'agit des travaux d'E. Ferreiro). Car il se pourrait que nous soyons, malgré tout, devant un type d'approche phonocentriste qui ne passe pas… par le centre, pourrait-on dire. L'écrit est un modèle pour l'oral, semble nous dire D. Olson, mais il s'agit bien en explorant les signes graphiques de retrouver l'intentionnalité d'une Parole (pourquoi pas d'une pensée ?) qui serait A l'origine de l'énonciation écrite… «la lecture consiste en une redécouverte/postulation de l'intention qui y est adressée au lecteur dont les justifications peuvent être trouvées dans les preuves graphiques disponibles.»  Telle est la définition provisoirement et partiellement idéale que nous propose d'ailleurs l'auteur en fin d'ouvrage, dans un sous-chapitre de deux pages intitulé "Qu'est-ce que lire ?"

Voici donc un livre finalement  plutôt décevant, A force de faire des annonces sans vraiment tenir ses promesses : un titre dont la version anglaise ("The world on paper : the conceptual and cognitive implications of writing and reading") est peut-être plus proche de la valeur illocutoire souhaitée par l'auteur que celle attribuée par ceux qui ont participé A la traduction française ; une thèse sur la relation oral/écrit où le renversement de perspective ne résout pas la relation de subordination de l'un par rapport A l'autre ; des  emprunts A l'histoire, l'anthropologie, la linguistique et la psychologie cognitive qui sont certes nombreux et pertinents mais trop rapidement traités (le plus souvent en une ou deux pages en moyenne)… la pédagogie, quant A elle, n'ayant droit qu'A quelques développements d'une ou deux phrases très allusives.
Le jugement pourra paraître sévère ou injuste A celles et ceux qui feront malgré tout le détour mais, après tout, comme le dit lui-même D.R. Olson «Si la thèse de ce livre est correcte, les livres parlent d'eux-mêmes, même s'ils parlent en quelque sorte de manière différente A chaque lecteur ou groupe de lecteurs. Rien ne pourra remplacer ce que ce livre parvient A dire, ni compenser d'ailleurs ce qu'il échoue A dire. Je vous invite A me rejoindre dans sa lecture.»   

 
Jean-Louis Briand