L'ÉCRITURE POUR LEVER LES VOILES
ou Quand des travailleurs sociaux s'interrogent sur leur rôle
dans l'écriture du contrat d'insertion
Des travailleurs sociaux,
chargés d’assister les bénéficiaires de RMI dans la
rédaction de leur demande, interrogent leur fonction professionnelle
: «Quel est le rôle du référent social A
l’intérieur de ce contrat ? Un simple transcripteur ? Une aide A
la rédaction ?» Pour Yvanne Chenouf, derrière cette
préoccupation, se lit la question de l’écriture A
laquelle se lient d’autres questions comme celle de la situation d’entretien
entre le travailleur social et le demandeur de contrat d’insertion.
Une fonction dite «sociale»
Dans La Misère du Monde, Pierre Bourdieu
évoque les contours de ce genre de situation :
«On comprend que les petits fonctionnaires,
et tout spécialement ceux d’entre eux qui sont chargés de
remplir les fonctions dites «sociales», c’est-A-dire
de compenser, sans disposer de tous les moyens nécessaires, les
effets et les carences les plus intolérables de la logique du marché,
policiers et magistrats subalternes, assistantes sociales, éducateurs
et même, de plus en plus, instituteurs et professeurs, aient le sentiment
d’être abandonnés, sinon désavoués, dans leur
effort pour affronter la misère matérielle et morale qui
est la seule conséquence certaine de la Realpolitik économiquement
légitimée. Ils vivent les contradictions d’un Etat dont la
main droite ne sait plus, ou pire, ne veut plus, ce que fait la main gauche…
(…)
Plus profondément, c’est la définition
même des fonctions de cette «bureaucratie de base» qui
se trouve profondément transformée par la substitution, dans
le domaine du logement, mais aussi ailleurs, avec par exemple le Revenu
minimum, de l’aide directe A la personne aux anciennes formes d’aide
au service, dont on a bien montré qu’elles ont des conséquences
tout A fait différentes : en parfaite conformité avec
la vision libérale, l’aide directe «réduit la solidarité
A une simple allocation financière» et vise seulement
A permettre de consommer (ou A inciter A consommer
davantage), sans chercher A orienter ou A structurer la consommation.
On passe (…) A une charité d’Etat destinée, comme
au bon temps de la philanthropie religieuse, aux «pauvres méritants».
Les formes nouvelles que revêt l’action de l’Etat contribuent ainsi,
avec l’affaiblissement du syndicalisme et des instances mobilisatrices,
A la transformation du peuple (potentiellement) mobilisé
en un agrégat hétérogène de pauvres atomisés,
d’ «exclus», comme les appelle le discours officiel, que l’on
évoque surtout (sinon exclusivement) lorsqu’ils «posent des
problèmes» ou pour rappeler aux « nantis » le
privilège que constitue la possession d’un emploi permanent.»
(1)
Quatre illustrations
Ces pauvres plus ou moins méritants, on
peut les retrouver A la lecture de quelques contrats d’insertion.
Une pauvre méritante ou le contrat
comme témoin de l’évolution d’une situation et de la dynamique
nécessaire pour réussir professionnellement son projet malgré
des conditions de santé pénalisantes :
Mme V., ex cadre, autodidacte est amenée
A établir plusieurs contrats pour vivre et faire vivre ses
deux filles :
« Je souhaite aujourd’hui
pouvoir remplir une fonction de salariée et non plus d’indépendante
afin que ma vie professionnelle corresponde A des conditions de
vie dictées par une santé précaire tout en me permettant
de faire face A mes obligations et contraintes de mère célibataire.
» |
La demande de dépendance est clairement
formulée au cœur du texte «non plus d’indépendante»,
deux adverbes qui nient un état autrefois choisi (ce que révèle
l’adverbe aujourd’hui) ; ce souhait de renoncement organise tout
le texte : assujettissement exprimé par le participe passé
dictées, par les deux noms au pluriel, étroitement
liés par le même déterminant mes : obligations
et contraintes et par l’expression faire face. La
vie est par deux fois évoquée, sur le plan professionnel
(vie professionnelle) et sur le plan matériel (conditions
de vie), vie que vient directement menacer l’expression santé
précaire, un état qu’aggrave encore la situation de mère
célibataire placé en fin de demande, comme une signature.
Le texte qui s’était ouvert par le pronom Je se ferme sur
une autre définition de soi, mère célibataire
: une fonction, une situation sociale qui éclipsent la notion de
sujet : Mme V. est acculée A ne plus se présenter
qu’A travers ses obligations, A ne plus préserver
son existence que pour remplir ces obligations. Aujourd’hui : l’adverbe
situe la personne dans le provisoire (en même temps que dans la précarité).
Le contrat conduit effectivement le demandeur A se définir
en temps limité, imprécis, A réduire sa voilure,
affaler tout désir de réalisation de soi. Le référent
social qui accompagne cette demande va peser dessus, directement ou indirectement,
influençant (même involontairement) un lecteur au profil flou
comme on le devine dans cet extrait qui accorde un statut méritant
A Mme V. :
L’axe du second contrat
sera de poursuivre très régulièrement le suivi santé.
Parallèlement A
cela, Mme V. va effectuer un stage…
Mme V. pourra enfin développer
les pistes de recherche d’emploi qui font partie du projet qu’elle a élaboré. |
Deux domaines sont mis en évidence : la
santé et le projet professionnel, tous deux valorisés par
le référent.
La santé est désignée par
«suivi santé» indiquant un processus en cours, sérieusement
assumé : le verbe poursuivre indique la continuité, de même
que le futur du verbe être (sera). Deux adverbes renforcent le mérite:
très et régulièrement. Comme si ce n’était
pas la seule priorité, un autre adverbe, Parallèlement,
montre que tous les contractants, pour être méritants, doivent
afficher deux vies et même trois pour Mme V. : santé, stage
et recherche d’emploi. Comment le référent social pourrait-il
faire autre chose que de s’associer A cette demande, que de la soutenir
: Mme V. développe, donc elle est en route, elle ne se limite
pas A ça puisque la recherche d’emploi fait partie du
projet, elle est maître de ce projet puisqu’elle l’a élaboré
autour d’un axe, le premier mot de l’extrait. L’adverbe enfin,
manifeste comme une impatience ou une désapprobation, en tout cas
un net parti pris de celui qui tient la plume et qui transmet ici bien
plus qu’une demande, il l’appuie.
A la 6ème demande de renouvellement
de contrat, Mme V. doit encore se justifier, en tant que mère plus
que méritante. Comme pour mieux attirer l’attention sur elle,
intériorisation de l’absence de valeur que confère l’aspect
dévalorisant de cette démarche, Mme V. « utilise »
ses enfants dont la vie se passe normalement et même de façon
plus que satisfaisante : leur mérite ne doit-il pas normalement
rejaillir sur le sien ? L’école va servir de preuve :
La scolarité de mes deux
enfants, J. (12 ans) en 6ème et J. (15 ans) en 2nde se passe normalement
et même de façon plus que satisfaisante (18,5 de moyenne générale
pour J. par exemple). |
La dépendance, reconnue A la première
demande, n’a fait que croître jusqu’A la 6ème rédaction
puisque la femme, réduite A l’état de mère,
finit par s’en remettre A la réussite de ses enfants.
Un pauvre méritant
M. A., artiste de Rap, doit, lui aussi, en passer
par la justification malgré un parcours long et riche (doubles participes
présents dans les premières lignes : (ayant fini, ayant
obtenu) parcours qui l’oblige A se situer dans l’instant comme
l’indique le premier adverbe Actuellement même si tous les passés
composés démontrent une activité continue et variée
(je me suis lancé, j’ai sorti, on a tournée, j’ai participé,
je suis parti, j’ai monté, j’ai enregistré, j’ai adopté,
j’ai démarché, j’ai joué, j’ai rencontré, j’ai
inclus). Succession qui risque pourtant de ne rien prouver de son investissement
comme on peut le lire dans l’extrait sélectionné :
Actuellement, ayant fini mes études,
ayant obtenu un DEUG et une licence de droit, je me suis lancé dans
une carrière artistique en tant qu’auteur interprète. Je
suis dans le milieu Hip
Hop (RAP) depuis 1988 en tant qu’amateur
et ce n’est qu’en 1996 que je suis dans le circuit « professionnelle
» tous en étant encore qu’amateur. J’ai sorti un single auto-produit
en 1996 avec mon groupe GLS on a tournée dans toute la France ainsi
que quelques FNAC dans le cadre de la promotion. Et j’ai participé
au single de DB chanteur de soul… En 1997, en avril précisément,
je suis parti de mon groupe pour des raisons artistiques. J’ai monté
en juin 1997 le collectif CP avec E. G., S., D., E. J’ai enregistré
une maquette de 16 titres au studio H. sous le pseudo de F. K. non d’artiste
que j’ai adopté. J’ai démarché cet été
après être revenu de Lisbonne où j’ai joué dans
le cadre de l’Expo Universelle 98. J’ai rencontré E. S., directeur
artistique du label D. C./Sony Music qui m’a proposé la compilation
(P. R.) où j’ai inclus un morceau avec E. G., qui s’intitule «
Rien A Prouver »… |
Tout, la notation rigoureuse des années
(en avril précisément), la variété du
vocabulaire professionnel (noms de produits et noms d’artistes), la précision
du parcours de cette carrière, montre l’investissement et
le fait que, visiblement, M. A. n’a rien A prouver…, ce qui est
pourtant le titre du morceau de musique qu’il affiche…
Quelques signes disent que le demandeur a sans
doute intériorisé l’illégitimité de son statut
: «professionnelle» entre guillemets, en tant qu’amateur
cité deux fois et la faute d’orthographe non d’artiste…
Les mots du référent ne vont pas
être de trop pour appuyer la demande de M. A., plus que méritant
comme on peut le lire entre les lignes :
Cette aide couronnerait le gros travail fourni
depuis plusieurs mois par M. A. qui, par ailleurs, cherche activement un
emploi A temps partiel pour s’assumer en dehors de ses temps d’engagement
artistique. |
Le verbe couronner suggère une consécration
que viendrait justement récompenser un travail présenté
comme très important «le gros travail fourni»,
suivi par une expression de temps «depuis plusieurs mois».
Et, dans la tradition des contractants, un par ailleurs, suivi un
peu plus loin par un en dehors confirment la double vie A laquelle
sont contraints les demandeurs de contrats. Et pourtant M. A. est méritant
lui qui recherche activement, un autre travail que celui qui l’intéresse,
un emploi A temps partiel, parallèle A ses temps
d’engagement, au pluriel, pour en redoubler la force, le mérite.
Mme V. faisait face, M. A. s’assume : le mérite consiste
ici A savoir rester digne de soi.
Une pauvre qui ne mérite pas ça
ou de l’expression de la maladie mentale dans un contrat d’insertion.
Melle M. n’est pas dupe de son état et
des points négatifs qu’il risque d’apporter A sa demande.
Elle cherche A influencer son lecteur, A le capter, en misant
sur son honnêteté :
C’est très dense ce que je
vais vous décrire concernant mes axes mais c’est assez pratique
et directe A la fois. J’ai une aspiration qui devra se faire également
qui est de partir de Marseille définitivement dans trois ans au
moins au maximum. |
Melle M. s’adresse A quelqu’un d’inconnu
qu’elle sent soupçonneux. Elle va essayer de l’informer (ce que
je vais vous décrire) sur ce qu’il doit ignorer pour être
ainsi dans le doute sans abuser de son temps (dense mais assez pratique
et directe) dont on se doute, sans le connaître, qu’il est précieux.
On a beau être sur le théâtre de représentations,
on n’en est pas moins dans le jeu cruel des jeux de positions sociales.
On retrouve dans ce court extrait la double dimension d’une vie précaire
(A la fois, également). La demande devient aspiration,
mot A la double connotation qui, ici, a tendance A n’en prendre
plus qu’une (être aspirée) lorsque le verbe est relié
A un autre verbe parti. Et voilA le contrat d’insertion
qui devient contrat de désertion (partir de Marseille définitivement)
dans un délai qui ne supporte pas d’être modifié, ni
plus court (au moins), ni plus long (au maximum).
Ayant subi deux années 94
et 95 des plus difficiles que j’ai eu A supporter depuis longtemps
malgré une vie depuis A ma naissance quasiment malheureuse,
j’ai beaucoup de retard consécutif A ces deux années
de mauvaise conjoncture et non pas A un laxisme car j’ai fait plus
d’efforts que je n’ai obtenu de résultats et tous les domaines de
ma vie auraient pu être infructueux si je n’avais pas eu un soutien
constant par voie médicamenteuse (psychotropes). |
Le temps (deux années, depuis longtemps,
depuis ma naissance…) a concentré quantité de douleurs
(plus difficiles, quasiment malheureuse, beaucoup de retard, plus d’efforts…)
que la contractante se voit obligée de préciser par accumulation
d’adverbes. Les mots insistent sur cette douleur (subir, supporter, malheureuse,
mauvaise conjoncture, infructueux…) Le mot conjoncture rappelle l’étroitesse
du temps dans laquelle se situe tous les demandeurs tandis que le mot laxisme,
précédé par une locution adverbiale négative
(non pas) aborde directement la question du manque de confiance
(plus d’efforts que je n’ai obtenu de résultats). Faire pitié
A l’autre, A l’écoute si austère, c’est finir
par se faire pitié, se répandre, se déserter soi-même.
Le débordement (envahissement de la demande)
de Melle M. qui s’adresse sur une longue lettre A la CLI incite
le référent A prendre une distance dans le soutien
attendu, soutien inconditionnel dans les deux cas précédents:
Melle M. en phase de convalescence, sollicite
l’aide d’une travailleuse familiale qui puisse la seconder tant au plan
matériel (ménage…) que personnel. L’association « Aide
aux mères » en la personne de Mme X. est favorable A
une intervention. |
Le référent se fait le porte-parole
(le traducteur ?) «Melle M. sollicite…». Plus de enfin,
de couronnerait de très régulièrement… comme pour
les deux autres personnes ; Melle est seule, juste acceptée dans
sa demande par Mme X (favorable).
Mme V. avait, elle, bénéficié
d’un tout autre accompagnement :
Les problèmes de fatigue occasionnés
par l’état de santé de Mme V., son investissement sur ses
projets professionnels ainsi que des problèmes de santé récents
de J. qui mobilisent beaucoup Mme V. nous amènent A solliciter
l’intervention d’une travailleuse familiale de l’association « Aide
aux mères » pour soulager Mme V. dans cette période
difficile. |
Mme V. ne sollicitait pas, on sollicitait pour
elle «nous sollicitons» ; elle ne sollicitait pas l’aide de
quelqu’un pour la seconder «tant au plan matériel – ménage…-
que professionnel» mais pour la soulager «dans cette
période difficile» ; Mme V. n’était pas en convalescence
mais accablée de problèmes de santé (les siens,
ceux de sa fille), supportant un investissement sur des projets professionnels
qui la mobilisent beaucoup.
Un pauvre qui ne mérite pas ou de
la difficulté A percevoir la limite entre démarche
artistique et processus de désinsertion sociale, voire de destruction
psychologique.
M. L. dépasse-t-il les limites ? On semble
le lui reprocher dans les commentaires accompagnant son dossier :
M.. L. demande A pouvoir bénéficier
encore de temps pour prendre de la distance et maturer un éventuel
projet professionnel [métiers du théâtre].
Parallèlement, il est susceptible, si ses
démarches du moment aboutissent, d’occuper des emplois saisonniers
de ramassage de fruits. |
Demander n’est pas solliciter : il
y a, dans le premier verbe de la fermeté, une réclamation
de droit, tandis que dans le deuxième verbe, on décèle
une déférence, une certaine soumission A une autorité.
Le encore suggère que M. L., abuse d’autant plus que son
projet professionnel est éventuel, qu’il est immature
et que le demandeur souhaite, en plus, prendre, avec ce projet, des distances
«prendre de la distance et maturer». L’immaturité
de M. L est loin de l’investissement de Mme V., de l’élaboration
d’un projet, d’un nécessaire couronnement. La distance est de mise
puisque le référent parle de quelqu’un de susceptible
d’occuper (non pas de rechercher) des emplois saisonniers (on
ne s’inscrit pas dans la durée), si ses démarche du
moment aboutissent… fragile, la bonne volonté de M. L. qui
ne bénéficie pas de verbe pronominal (s’assumer, s’investir)
mais de verbes qui engagent les autres : demander, bénéficier,
prendre, occuper… Le conditionnel, ici, renforce le soupçon, la
méfiance de l’auditeur, du lecteur : il y a du chantage dans l’air.
Donnant, donnant.
Ce qui rapproche M. L. des autres c’est le parallèlement
qui montre que tous ces gens sont sur les mêmes rails : des parallèles.
M. L. se rend-il compte de la distance qui est
prise avec lui ? Probablement si l’on s’en réfère A
la demande qu’il adresse en retour et qui montre que, non seulement il
semble avoir compris la situation mais qu’il en joue, qu’il se joue peut-être
des destinataires de ses projets qu’il nomme vous, comme Melle M. «ce
que je vais vous dire…».
Contrairement A ce que je
vous aurais laissé penser, je n’apprécie que modérément
l’inactivité et j’ai donc décidé de me lancer dans
la fabrication de hamacs pour le plus grand plaisir de mes amis mais pas
encore de mon portefeuille. |
Avec le Contrairement, on entre dans un
dialogue invisible mais dans lequel l’émetteur s’installe. Suit
le conditionnel je vous aurais laissé penser…, si plein de
doutes insinuants. Quant au modérément, ce n’est pas un démenti
d’un laxisme supposé, juste une atténuation ; le reste étant
laissé A l’appréciation des lecteurs flous que ce
texte interpelle ironiquement (le plaisir de mes amis… n’attire
pas la pitié et pas encore de mon portefeuille accepte la
charité. Mr L. ayant découvert les règles du jeu va
voir s’appliquer la loi dans le plus strict des arbitrages : il sera convoqué
par la commission locale d’insertion. L’ordre se rappelle toujours A
ceux qui le menacent.
Les risques de l’écoute individuelle
Lorsque des travailleurs sociaux nous ont demandé
comment aider des bénéficiaires du RMI A rédiger
leur contrat, nous n’avons pas répondu par des techniques de rédaction
mais par quelques bases d’écriture A commencer par la prise
en compte du destinataire. Or, ici, les « prétendants »
au contrat d’insertion s’adressent A des lecteurs indéterminés,
dans des cadres A la fois étriqués et vagues. Soit
leur demande est anonyme (anonymat de l’administration), soit Madame,
Monsieur, Mademoiselle, deviennent des formules aussi impersonnelles
que les destinataires qu’elles recouvrent.
Le référent devient alors le seul
représentant visible, c’est lui qui engage le jeu, un jeu dont il
paraît être le seul A détenir les règles,
A les cautionner voire A les décider. Comment ne pas
donner raison A ce sentiment, comment aider les demandeurs de RMI
A ne pas se laisser encoder par le cadre étroit et rigoureux
du contrat, comment éviter qu’ils entrent dans le piège de
dépendance et de sollicitude qu’on leur tend, leur faisant croire
qu’ils sont individuellement demandeurs d’aide alors que c’est la
société qui en a besoin : étant donnée son
incapacité A organiser l’emploi, les soins, la formation…
c’est bien elle qui est en train de déraper. C’est encore Pierre
Bourdieu, dans le combat intransigeant qu’il mène contre les mécanismes
économiques et sociaux créateurs de douleurs, qui peut nous
encourager A mieux comprendre où sont nos marches de manœuvres
: «Tenter de se situer en pensée A la place que
l’enquêté occupe dans l’espace social pour le nécessiter
en l’interrogeant A partir de ce point et pour (en) prendre en quelque
sorte son parti (au sens ou Francis Ponge parlait de «parti pris
des choses»), ce n’est pas opérer la «projection de
soi en autrui» dont parlent les phénoménologues. C’est
se donner une compréhension générique et génétique
de ce qu’il est, fondée sur la maîtrise (théorique
ou pratique) des conditions sociales dont il est le produit : maîtrise
des conditions d’existence et des mécanismes sociaux dont les effets
s’exercent sur l’ensemble de la catégorie dont il fait partie (celle
des lycéens, des ouvriers qualifiés, des magistrats, etc.)
et maîtrise des conditionnements inséparablement psychiques
et sociaux associés A sa position et A sa trajectoire
particulière dans l’espace social. (…) il faut poser que comprendre
et expliquer ne font qu’un.» (2)
La dissymétrie de position entre le référent
social qui enregistre la demande (la transmet, validée ou invalidée)
et le demandeur qui devient solliciteur, se double d’une dissymétrie
sociale qui rend l’écoute difficile : si la parole est toujours
exceptionnelle pour celui qui l’émet et qui trouve lA l’occasion
de s’expliquer les choses A lui-même mais aussi l’occasion
de s’expliquer face A la société, elle risque d’apparaître
monotone et de perdre de l’intérêt pour l’auditeur, constamment
confronté A des «histoires similaires».
L’échange est social. Il est tramé de ces structures invisibles
mais puissantes qui établissent des positions hiérarchiques,
distribuent des parts de légitimité ou d’illégitimité,
décident des paroles autorisées ou interdites. L’ignorer
c’est transformer l’entretien en formalité où l’attention
est déterminée par des grilles préconçues qui
ne permettent plus d’écouter que ce qu’on sait déjA
entendre : «Nous avons tous entendu ces récits de
conflits de succession ou de voisinage, de difficultés scolaires
ou de rivalités de bureau que nous appréhendons A
travers des catégories de perception qui, en réduisant le
personnel A l’impersonnel, le drame singulier au fait divers, permettent
une sorte d’économie de pensée, d’intérêt, d’affect,
bref, de compréhension. Et lors même que l’on mobilise toutes
les ressources de la vigilance professionnelle et de la sympathie personnelle,
on a peine A s’arracher A l’assoupissement de l’attention
que favorise l’illusion du déjA-vu et du déjA-entendu
pour entrer dans la singularité de l’histoire d’une vie et tenter
de comprendre A la fois dans leur unicité et leur généralité
les drames d’une existence. (…) Ce que le «on», philosophiquement
stigmatisé et littérairement déconsidéré,
que nous sommes tous tente de dire, avec ses moyens, désespérément
«inauthentiques», est sans doute, pour les «je»
que nous croyons être, par la plus commune des revendications de
singularité, ce qu’il y a de plus difficile A écouter.»
(3)
Ecouter quelqu’un, dans ce cas, c’est l’aider
A entendre, derrière la conjoncture que sa propre situation
révèle, la structure qui la produit. C’est pourquoi, des
temps de travail collectifs, entre référents sociaux et contractants,
sont-ils imaginables : ils permettraient de s’attaquer A un ensemble
de situations et de trouver communément des moyens d’y faire face.
Les individus, rompant l’isolement, pourraient ne plus être livrés
sans défense A un interlocuteur qui, pour être indéfini,
n’en est pas moins mandaté par un système social parfaitement
identifiable. Echapper A cette convention fictive entre celui qui
subit une véritable intrusion dans sa propre vie et un fonctionnaire
chargé implicitement de donner bonne conscience A son administration
supérieure en établissant une pré-sélection
: un marché de dupes ou le référent s’en sort avec
le seul bénéfice du doute tandis que le demandeur est l’éternel
présumé coupable, parfois acquitté pour bonne conduite.
Non. Sursitaire.
Les risques de l’écriture
Deux personnes écrivent sur le contrat
d’insertion avec un statut inégal, directement, sans réécriture.
C’est la deuxième base que nous avons posée. Si le référent
se pose la question de sa place dans cette écriture, il peut se
la poser en réfléchissant A la valeur donnée
A la parole de son interlocuteur quand elle est transmise sous la
forme d’un premier jet, accompagnée par une autre expression spontanée,
celle du référent : aucun filtre ne sépare ce qui
s’agglutine dans le langage oral (répétitions, imprécisions,
humeurs, contradictions…) puisqu’A l’oral on ne sait pas encore
ce qu’on veut dire, on le cherche. La parole du bénéficiaire
apparaît souvent comme illisible (la complexité d’une existence
ne s’exprime pas en quelques lignes, sans construction, sans possibilité
de retour sur ce qu’on laisse instinctivement échapper) ; l’écriture
du référent prend alors le statut de grille de lecture avec
le risque «de laisser jouer librement le jeu de la lecture, c’est-A-dire
de la construction spontanée, pour ne pas dire sauvage, que chaque
lecteur fait nécessairement subir aux choses lues. Jeu particulièrement
dangereux lorsqu’il s’applique A des textes qui n’ont pas été
écrits et qui ne sont pas, de ce fait, défendus d’avance
contre les lectures redoutées ou refusées, et surtout A
des propos émis par des locuteurs qui sont loin de parler comme
des livres et qui, comme les littératures dites populaires, dont
la «naïveté» ou la «maladresse» sont
le produit du regard cultivé, ont toutes les chances de ne pas trouver
grâce aux yeux de la plupart des lecteurs, même les mieux intentionnés.»
(4)
Il y a, A partir d’une conversation, tout
un travail d’écriture A faire car écrire c’est réécrire,
traduire, interpréter. Et, dans la situation présente, c’est
essayer de déjouer la vigueur des présupposés, parler
de ce qui entre dans cette relation, ce qui la fonde.
Nous avons terminé cette rencontre avec
quelques propositions livrées ici sans approfondissement. Cela fera
l’objet d’un travail ultérieur auquel nous espérons pouvoir
donner suite dans ces colonnes :
- préciser le projet d’écriture
avec les bénéficiaires, collectivement, pour qu’ensemble,
ils se posent clairement l’enjeu de cette production, la nature du destinataire,
ce qu’on souhaite faire intervenir de soi dans ces circonstances. Etayer
cette analyse par une lecture critique du contrat : la nature des questions,
leur ordre de présentation, les termes utilisés, la place
laissée pour répondre A chaque question…
- ne pas écrire directement sur le document
mais faire des brouillons lus A haute voix, l’écriture jouant
un effet de révélation. Si les gens le souhaitent, on peut
travailler collectivement leur projet, sinon, on peut faire des lectures
critiques et des réécritures de projets anonymement présentés
et n’étant pas issus du groupe.
- rendre le discours intelligible
A celui qui n’est pas lA, user de préambule, titre,
sous-titre, notes, guillemets… prévoir les endroits où le
lecteur pourrait s’échapper, se laisser aller A ses pré-supposés
et tenter de le ramener sur la bonne distance d’écoute en usant
de marques typographiques (gras, italiques, sauts de lignes), de parenthèses...
Sortir de l’illusion partagée
Le référent peut effectuer une sorte
de rotation, un changement de posture. Conscient qu’il peut, malgré
lui, exercer une violence symbolique, il peut réfléchir A
la manière de contrôler son point de vue en sachant que, dans
ce cas, c’est toujours un point de vue sur un point de vue. Trois pistes
de réflexion pour terminer :
- si l’on est persuadé que c’est la société
qui dérape et qui a besoin d’être assistée, comment
permettre «A ceux qui souffrent de découvrir la
possibilité d’imputer leur souffrance A des causes sociales
et de se sentir ainsi disculpés...» (5)
- tout mettre en œuvre pour que l’histoire de
vie se lise comme une histoire sociale : «le regard prolongé
et accueillant qui est nécessaire pour s’imprégner de la
nécessité singulière de chaque témoignage,
et que l’on réserve d’ordinaire aux grands textes littéraires
ou philosophiques, on peut aussi l’accorder, (…), aux récits ordinaires
d’aventures ordinaires. Il faut, comme l’enseignait Flaubert, apprendre
A porter sur Yvetot le regard que l’on accorde si volontiers A
Constantinople…» (6)
- il appartient aux travailleurs sociaux d’interpeller
le corps social sur le rôle qu’on lui fait jouer pour maintenir,
A quel prix, la paix sociale. Il faut extirper ceux qu’on réduit
A des sigles (RMI, SDF…) de la situation de malchanceux, d’assistés
ou de profiteurs et les révéler comme symptômes d’un
système qui est malade : «Le médecin doit s’attacher
A découvrir les maladies non évidentes, c’est-A-dire
celles, précisément que le praticien ne peut «ni voir
des yeux ni entendre de ses oreilles» (…) C’est donc au raisonnement
qu’il faut demander la révélation des causes structurales
que les propos et les signes apparents ne dévoilent qu’en les voilant.»
(7)
Si le terme référent vient de référer
: faire rapport ou en appeler A… comment rendre impossible
le choix A l’échelon supérieur. Ça reste A
penser. Donc, A écrire.
(1) Points Seuil, pp. 341-343
(2) Idem, p. 1400
(3) Idem, p. 1402, 1403
(4) Idem, p. 1420
(5) Idem, p. 1454
(6) Idem, p. 1421
(7) idem, p.1452.