La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°67 septembre 1999

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 DES PROPOSITIONS

9ème initiative
UNE RECHERCHE-ACTION SUR LES PRATIQUES D'APPRENTISSAGES 

La ministre prend l'initiative de mettre en place un programme de recherche-action conduites par des équipes mixtes d'enseignants/chercheurs en appui sur les travaux en cours dans les ZEP et sur ceux de l'INRP afin de se donner les moyens de mieux comprendre, au plus près des pratiques dans la classe, les modalités et les mécanismes d'apprentissage mis en œuvre. 

Nous ne reviendrons pas sur les débats, souvent plus institutionnels et corporatifs que théoriques, dans lesquels une telle initiative s'insère. Depuis une quinzaine d'années, l'INRP n'a eu de cesse de rassurer le monde universitaire que, lui non plus, n'avait pas les mains sales et ne se consacrait pas A la résolution des questions au plus près des pratiques, et surtout pas dans les classes. On a désormais fait dans le fondamental et la recherche-action, assimilée A de la "bidouille", est devenue la cible de nos experts en méthode et rigueur scientifiques. Rapports de forces dans le champ, comme dirait Bourdieu, dont on ne sait comment ils se rééquilibreront après l'ouverture de ces chantiers annoncés. Dans l'immédiat, nous allons, comme pour les cycles, profiter de la circonstance pour présenter quelques remarques que notre ancienneté dans cette nouveauté nous inspire. 

1. La première concerne la rebelle espérance d'une généralisation dans le système scolaire d'une innovation une fois que ses effets auraient été positivement évalués. Pour aller A l'essentiel, la bonne innovation prend la forme d'un module plus satisfaisant que le module A la place duquel il va se glisser mais qui ne modifie pas, sinon pour l'optimiser, l'économie d'un fonctionnement général. Un peu comme la nouvelle machine A laver s'encastrera A la place de l'ancienne dans votre cuisine équipée pour vous apporter le silence auquel vous avez droit. En d'autres termes, l'innovation, ce serait ce qu'on peut changer et qui ne change rien. Par exemple, remplacer Daniel et Valérie par Gafus ou Rati. En revanche, abandonner la méthode naturelle pour travailler avec une méthode du commerce (on dit aujourd'hui de l'économie de marché), voilA qui supposerait de retailler tous les présupposés de l'organisation générale, le statut de l'enfant, de l'écrit, de la lecture, le lien avec la littérature de jeunesse, la relation entre situation d'apprentissage et intervention d'enseignement, etc., toutes choses qui touchent A l'idée même d'éducation et qui ne sont pas substituables en dehors d'une mise en cause (dans notre exemple pas forcément positive) d'une cohérence préexistante. Si bien qu'il n'y a guère de possibilité de faire évoluer un système éducatif en y injectant des innovations. Celles-ci, dans le meilleur des cas, seront immanquablement vidées de leur pouvoir pour occuper la même place que ce qu'elles remplacent. Une manière d'assimilation. Ce qu'il faut plutôt songer A généraliser, c'est la démarche d'innovation, la possibilité de soupçonner que les pratiques ne sont pas innocentes, que les effets observés résultent de facteurs qui rendent compte de ces pratiques, donc de variables pédagogiques au sens où il est possible d'observer la variation de ces facteurs au-delA du recensement de l'existant (*). En d'autres termes, ce qui est du pouvoir des politiques, n'est pas de généraliser les cycles ou les BCD, mais d'affirmer des choix politiques en matière d'organisation scolaire exigeant, par exemple, que l'autonomie de l'élève et l'hétérogénéité des groupes d'apprentissage et l'ouverture sur le milieu s'accroissent de manière significative et de déléguer aux professionnels, c'est-A-dire aux équipes d'écoles, avec la participation des équipes de circonscription et les IUFM, la construction de cette variation, A charge pour eux d'en établir une preuve scientifique soucieuse de reproductibilité. 

2. On voit bien que l'innovation n'est pas l'heureuse trouvaille d'un bricoleur distrait dont on tenterait après coup d'expliquer le bien fondé mais une démarche de recherche de solution A un problème posé. L'innovation suppose une hypothèse et la mise en œuvre d'un dispositif pour l'explorer. Si l'hypothèse est qu'il doit exister des éléments de matière constituants des protons, l'innovation nécessairement pratique consiste A produire un accélérateur de particules. La découverte scientifique viendra après ; ou ne viendra pas. Les prix Nobel de physique ne sont-ils pas d'abord intarissables sur leur côté bricoleur ? Si l'hypothèse est qu'il peut exister une entrée dans l'écrit qui ne passe pas par la correspondance graphie-phonie et la voie indirecte, il n'y a pas d'autres solutions que de forger l'outil pédagogique de la voie directe et la mise au point d'un tel "surgénérateur" va mobiliser, autour de ce qu'on nomme alors innovation, une équipe de professionnels aux compétences diversifiées. L'accélérateur de particules rend possible le travail sur l'hypothèse et dans le même temps, les résultats d'étape conduisent A remanier profondément certains aspects de l'appareil, et ainsi de suite pour une reformulation de l'hypothèse. L'innovation est ce qui permet de construire scientifiquement une variation, lA où l'homogénéité des représentations et des pratiques empêchait de soupçonner même l'existence d'un facteur. Sans l'établissement de cette alternative pratique, sans la mise au point des outils de l'expérience, on peut décrire le monde, on ne parvient pas A comprendre ce qui constitue son fonctionnement. On ne comprend que ce qu'on transforme, encore faut-il que cette transformation soit construite scientifiquement. Par un étrange paradoxe, la recherche-action qui, dans les sciences humaines, est associée A l'illégitimité scientifique, du fait que le chercheur est aussi auteur et acteur de ce par quoi il construit son observation, fonctionne strictement sur le principe des sciences les plus dures, non seulement en contrôlant les sources de variations, mais en les créant au-delA du jeu admis dans la réalité ordinaire. 

Il ne nous appartient pas de décider si la recherche-action est un modèle scientifique fructueux dans ce qu'on a pris l'habitude d'appeler les sciences de l'éducation, notamment l'histoire, la psychologie ou la sociologie de l'éducation. Inversement, il est mystérieux que pour ce qui touche les sciences expérimentales, dont la recherche en pédagogie fait partie dans la mesure où elle tente de comprendre les relations entre la manière dont s'organise l'enseignement et la manière dont se développent les apprentissages, entre la part du maître et la part de l'élève, les dispositifs nécessaires A la construction de la variation et A sa reproductibilité, aient depuis si longtemps été l'objet d'un déni de scientificité. Mystérieux mais pas nécessairement surprenant quand on découvre que cette recherche-action qui ne peut se conduire sans un travail rigoureux sur l'innovation est un prodigieux outil de formation pour l'ensemble des acteurs. Le travail de tous (et non seulement de quelques patentés) A la source du savoir, où commence la démagogie ? 

  

  
Lire :  

- Les recherches-actions de l’AFL. Dossiers des Actes de Lecture n°45 (mars 94) – n°46 (juin 94) – n°47 (sept. 94) – n°48 (déc. 94) 
- VERSPIEREN M.R., « La recherche-action comme support méthodologique », Les Actes de Lecture n°61, mars 98, pp. 74-80 
- « La recherche-action » in Les actes de l’Université d’été de Cahors – session 1998. AFL/INRP, 1999 

(*) Par exemple, la BCD est un outil dont la présence ou l’absence ne dit rien de la manière dont un élève a accès aux raisons des activités qu’on lui propose, sauf si la question de leur choix est posée du fait de la simultanéité d’activités concurrentes. Mais cette compréhension est sûrement peu affectée par le fonctionnement ordinaire de ce qu’on nomme aujourd’hui BCD. Et cet accès aux raisons des choses ne peut-il être aussi bien ou mieux atteint dans une école sans BCD ? Le choix d’une institution, telle la BCD, provient toujours d’une estimation du meilleur compromis entre plusieurs facteurs.

 
Jean Foucambert