La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°15 et 16  septembre/décembre 1986

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Les enfants sourds


Roland Goigoux, enseignant spécialisé [en 1986] à l'Institut Départemental de Jeunes Sourds de Clermont-Ferrand, fait ici l'historique de l'enseignement de la lecture aux sourds. Le bon sens peut s'étonner qu'on puisse autant s'acharner dans le rejet de la langue des signes et dans le recours à la correspondance entre l'écrit et l'oral avec des gens qui n'entendent pas l'oral ! C'est oublier la volonté de normaliser, d'unifier, d'uniformiser qui a caractérisé la grande période de l'école de Jules Ferry. Alphabétisation pour tous... quand tu nous tiens !

S'il y a bien un public pour qui s'impose la nécessité d'apprendre à lire le français sans le parler s'impose, c'est bien celui des sourds pour qui la "fonctionnalité" de l'écrit est évidente. Roland Goigoux, à la lumière d'une analyse de l'oral et de l'écrit, mais aussi de son expérience pédagogique, plaide pour l'abandon des techniques d'alphabétisation et pour un apprentissage de la lecture basé sur la "complémentarité d'usage" de la langue des signes et de l'écrit.



des constats


Les statistiques le montrent, les adultes sourds le déplorent : " Si l'on excepte quelques rares réussites orales (la plupart chez les demi-sourds ou devenus sourds), il faut avoir le courage de reconnaître et d'affirmer que les sourds aujourd'hui en France sont massivement et gravement sous-éduqués. " (1) Ils quittent souvent l'école avec un niveau en français assez faible et un savoir-lire rudimentaire.

Du côté de l'enseignement de la lecture, le tableau est sombre. Une enquête réalisée par le Centre de formation des instituteurs spécialisés (2) montre que les maîtres enseignent la lecture " sous le double signe de la prudence et de la tradition ", c'est-à-dire " à partir de progressions en réalité syllabiques ". Le grand problème qui se pose à tous est celui du sens. Pourtant dans l'enseignement de la lecture aux déficients auditifs demeure " cette contradiction que l'on n'arrive pas à surmonter : on veut faire du sens la condition indispensable, impérative à l'acquisition de la lecture... puis on le place après le déchiffrement comme une des premières conquêtes à réaliser ".

Une autre étude, menée à partir des mémoires de fin d'études d'orthophoniste (3), met en évidence que l'enseignement de la lecture est découpé en deux phases : une phase orale (déchiffrement) et une phase d'accès au sens. Les enseignants de l'école spécialisée d'Argenteuil sont catégoriques sur ce point : " Notre expérience nous a montré que cette seconde phase n'arrive jamais avec les enfants sourds même si les choses sont enseignées dans cet ordre car la première phase est trop difficile. " (4)

Ceux qui imaginaient l'éducation des sourds comme un paradis pédagogique où l'enseignement de la lecture aurait été enfin débarrassé du préalable du déchiffrement et du détour par le circuit parasite de la correspondance grapho-phonétique en sont pour leurs frais !

Malgré le handicap qui interdit à une majorité de sourds, même appareillés, de tirer profit d'une communication orale véritable, la majorité des enseignants et des éducateurs spécialisés persistent à penser qu'un enfant sourd découvrira le sens d'un mot inconnu en créant une forme sonore qu'il a des chances d'avoir déjà rencontrée. La lecture se trouve ainsi totalement assujettie à l'oral, condamnant d'emblée à un échec quasi complet les enfants sourds qui ne parlent pas ou fort peu !

Comment ne pas s'indigner devant ces jeunes sourds contraints à ânonner un "b.a.ba" ou un "p.a.pa" qu'ils n'entendent pas eux-mêmes ? Comment ces enfants peuvent-ils comprendre à quoi sert l'écrit, comment peuvent-ils encore avoir la moindre envie de lire ou d'écrire après un tel traitement insensé ? Comment ne pas percevoir le désarroi de ces enfants à qui l'on ose demander le sens d'un texte sur lequel ils ont été contraints à un long et pénible travail de gymnastique articulatoire ?


l'importance de l'oral

Pourquoi de tels constats et - surtout - comment avoir une chance de les modifier ? Il faut considérer maintenant la place de l'oral dans l'enseignement des sourds en fonction de l'importance historique accordée à l'oral au cours des derniers siècles.

À ce propos, il est bon de rappeler l'interdiction de l'utilisation de la langue des signes à l'issue du congrès de Milan en 1880. Après une période où la culture sourde était florissante (milieu du XIXème siècle) et où les résultats des élèves des instituts nationaux étaient remarquables, un siècle d'interdiction a totalement bouleversé l'éducation des sourds.

En 1880, la victoire des oralistes qui conduit à l'interdiction eut des causes multiples, longtemps analysées par les historiens. Notons toutefois rapidement quatre éléments de réponse :
- L'importance du mouvement qui va conduire aux lois de Jules Ferry et qui allait dans le sens d'une uniformisation des méthodes pédagogiques et vers un laminage des langues et des cultures minoritaires.
- La pression des enseignants, pour la plupart entendants et méconnaissant la langue des sourds. " Devant une classe d'enfants qui parlent entre eux par signes, le professeur, s'il ignore la langue, perd son statut d'enseignant. " (5) Question qui reste aujourd'hui d'actualité.
- Le " credo volontariste " et la croyance en la toute puissance du progrès scientifique, dans les perfectionnements infinis de l'appareillage qui devait gommer le handicap (refus fantasmatique des différences).
- L'idée, encore fort répandue, que les signes représentaient une gêne pour l'apprentissage de la parole.

Depuis un siècle, l'oral a été considéré comme le seul moyen d'intégration sociale, son apprentissage, le but de toute l'éducation spécialisée. L'échec de cet oralisme " pur et dur " est maintenant reconnu y compris par les ministères de tutelle (6) qui insistent beaucoup sur l'importance fondamentale du français écrit pour les sourds.

Paradoxalement, des générations de professeurs oralistes ont profité dans leur enseignement de la compétence linguistique en langue des signes que les enfants avaient acquise, à leur insu, dans les grands internats spécialisés.

Aujourd'hui, les enseignants voudraient utiliser l'acquis linguistique d'une langue première pour la transposer à l'acquisition du français écrit : malheureusement, cette langue première n'existe quasiment plus ! Le recours exclusif à l'oral a conduit une majorité de sourds profonds à être privés de tout moyen linguistique performant (ni oral ni écrit, ni langue des signes) et, loin de toute insertion sociale, a contribué au contraire à les marginaliser.


l'histoire des écoles spécialisées

L'histoire des écoles spécialisées est le reflet de cette histoire de l'oralisme. Pour les enseignants l'oral était une telle obsession qu'ils se refusaient à présenter oral et écrit simultanément, " le risque étant trop grand de voir le mode écrit étouffer le mode oral, d'emblée ou progressivement " (7).

Cette situation qui date de 1981 reflète le même parti-pris que celles formulées un siècle plus tôt et qui font de l'écrit et de la langue des signes deux concurrents du code oral.
- " L'écriture fait courir des dangers à la lecture sur les lèvres et à la parole ; on la relègue après celle-ci. Elle n'en nuit pas moins encore à l'acquisition de la langue parlée. " (8)
- " Nous devons chercher à obtenir du sourd une langue parlée sans intermédiaire ; nous repoussons celui de l'écriture comme fut repoussé celui des signes. " (9)
Ces deux citations, rapportées par C. Cuxac, conduisent l'auteur à réaffirmer : " lecture, langue des signes : même combat " (10).

Il est bon de rappeler en effet que la remise en cause de l'oralisme fut le fruit d'un véritable mouvement revendicatif des sourds qui s'est développé en France, surtout depuis 1975, dans la mouvance de mai 1968. Ce mouvement s'amplifie actuellement autour de trois objectifs principaux :
- une éducation bilingue pour les enfants sourds ;
- la possibilité pour les sourds d'accéder à la formation continue et à l'éducation universitaire grâce à des interprètes professionnels (ce qui existe déjà dans d'autres pays) ;
- la reconnaissance d'un corps d'interprètes vraiment formés et dotés d'un statut professionnel reconnu (1).


sur le plan pédagogique

Les années soixante-dix ont vu l'essor de techniques de rééducation de la parole, prenant largement en compte le rythme corporel et les éléments rythmiques et mélodiques de la parole (méthode verbo-tonale). Malheureusement, ces techniques orales se sont vite transformées en méthode d'acquisition du français. Au lieu de développer les usages et les fonctions propres de l'écrit, on privilégiait la transcription de l'oral en proposant aux enfants " des textes qui soient au maximum des séquences dialoguées " (7). Le choix de textes liés à l'oral conduisait les enseignants à utiliser à l'écrit les structures acquises en cours de démutisation et à établir " des progressions phonétiques " en complet décalage avec les fréquences d'utilisation des mots à l'écrit !

Depuis quelques années, certaines écoles spécialisées ont amorcé des évolutions importantes, abandonnant l'exclusivité de l'oral et tolérant ou encourageant une pluralité de modes de communication, incluant pour la plupart la L.S.F. (langue des signes française). Un travail mené l'an passé avec l'aide des stagiaires du CNEFEI a permis de constater que cette évolution face à la langue des signes s'accompagnait bien d'une évolution dans les pratiques de lecture (4). " Même combat ! "

Malheureusement, l'absence de coordination et de réflexion collective, l'absence de recherches communes menées par les écoles spécialisées condamnent encore les enfants sourds à faire les frais de nos erreurs et de notre grand " individualisme pédagogique ", dénoncé par F. Delhom (2).

Notre vœu serait que l'AFL, en liaison avec les centres de formation, puisse contribuer à bâtir une réflexion collective qui tienne compte des spécificités du terrain.

Parmi celles-ci, il serait bon d'analyser une certaine conception de la collaboration entre enseignants et orthophonistes qui constitue un frein à l'abandon des méthodes grapho-phonétiques. En effet, la recherche quelque peu volontariste d'un terrain d'action commun entre ces professionnels renforce les activités de type combinatoire alors considérées comme le point de rencontre privilégié entre l'oral (domaine de l'orthophoniste) et l'écrit (domaine de l'enseignant).


oral-écrit : des rapports ambigus

Au cours de l'enquête sur l'enseignement de la lecture aux déficients auditifs, F. Delhom pose une question cruciale : " L'acquisition de la lecture nécessite-t-elle une compétence linguistique minimale ? " Et, de manière très surprenante, de nombreux enseignants interrogés répondent que " l'apprentissage ne dépend pas d'un bagage minimum ".

En poussant un peu plus loin l'interrogation, la réponse des enseignants s'éclaire. Les maîtres, en effet, savent bien qu'une grande partie des enfants sourds des écoles spécialisées ont une compétence orale très faible : exiger une compétence minimum en préalable à l'enseignement de la lecture reviendrait à repousser - souvent indéfiniment - le début de cet enseignement.

On peut donc noter ici une première ambiguïté, très caractéristique de cet enseignement spécialisé : celui-ci repose sur la correspondance entre chaîne écrite et chaîne orale, mais les maîtres refusent d'en tirer la conclusion logique qui reviendrait à exiger une connaissance minimale de l'oral, afin que les correspondances écrit-oral puissent aider les enfants à lire ! C'est ainsi qu'on monte un déchiffrage besogneux sur un oral lacunaire.

Deuxième ambiguïté : face aux lacunes de cet oral, l'écrit se trouve paradoxalement investi de la mission d'améliorer en retour la maîtrise de l'oral... qui est pourtant définie comme première !

Derrière cette construction permanente d'un code à partir de l'autre apparaît l'idée fondamentale que l'écrit est le calque de l'oral, illustré dans la pratique pédagogique de la correspondance écriture-phonétique.
/ z ariv tud syt / <---> j'arrive tout de suite
L'oral et l'écrit sont considérés comme deux signifiants, deux formes distinctes d'un même sens, d'un même signifié.

Pourtant, à mon sens, tout engagement dans une nouvelle pédagogie de la lecture nécessite des ruptures avec ces conceptions au moins sur trois points :
- La compétence linguistique d'un enfant ne se réduit pas à sa compétence à l'oral. C'est même l'absence de distinction entre compétence orale et compétence linguistique qui enferme le sourd dans le "statut d'handicapé linguistique". La connaissance de la langue des signes peut être la base linguistique du français écrit.
- Il n'y a pas d'homothétie entre oral et écrit : les deux codes ont des fonctions et des fonctionnements propres.
- Des connaissances sont indispensables pour la pratique de la lecture. Connaissances de la langue, des textes et du monde (au sens psycho-social), ne peuvent se développer qu'à l'aide d'un outil linguistique.


compétence orale compétence linguistique

C. Cuxac, linguiste et professeur à l'Institut des jeunes sourds de Paris, a détaillé cette opposition lors du colloque Surdité et Lecture de 1980.

Dans le cadre de ce trop court article, je me bornerai à insister sur deux aspects de son intervention (10) :
" La lecture comme plaisir signifié : pour que lire puisse être un plaisir signifié, il faut que des activités similaires de plaisir aient été développées oralement auparavant : l'enfant sourd confronté à l'écrit n'a pas appris à symboliser ses fantasmes - ils sont vécus et intériorisés, non symbolisés - n'ayant pas bénéficié d'informations orales comme l'enfant entendant, ses productions sont tout sauf un véhicule de l'imaginaire, il n'a jamais été confronté à des situations, même minimales où sa mère, son père lui racontent des petites histoires inventées, lui lisent ou lui disent des contes, il ignore l'humour, les jeux de mots, le langage oral n'a pas pour lui de fonction ludique. Il ne sait pas ce que c'est que mentir ou émettre des invraisemblances, du moins dès son plus jeune âge. Toute cette préparation à l'écrit, au plaisir de l'écrit, véhicule de l'imaginaire, l'enfant sourd n'en a pas bénéficié. "

Un apprentissage précoce de la langue des signes pourrait permettre d'inscrire la découverte de l'écrit au sein d'une histoire linguistique de l'enfant l'ayant éveillé au plaisir de la langue. Au contraire, la douloureuse démutisation vécue par le jeune enfant ne l'encourage guère à prendre le "risque" d'un écrit semblable à l'oral.

" À partir de quoi l'enfant aura-t-il l'assurance et la fierté de pouvoir matérialiser sa parole - ou sa pensée - par l'écrit, si sa parole, comme il le sait, comme il le vit, est défaillante, c'est cela même qui est à rééduquer. " Comment l'enfant ferait-il la différence entre ce qui se rééduque - l'oral - et ce qui serait censé l'épanouir - l'écrit - si ces activités sont constamment liées, liées à tel point que les adultes sourds imaginent mal la différence qu'il peut y avoir entre le français oral et le français écrit, à tel point qu'ils ignorent que nous, entendants, nous avons oralement le droit à l'erreur, que souvent mes propos peuvent être confondus, incohérents, pleins de retours en arrière, scandés d'interjections et de doutes.

Pour C. Cuxac, seul le bilinguisme (lien avec le texte de Jean Duverger) a permis par le passé, la formation de véritables lecteurs sourds et, de même, des écrivains et des poètes sourds (jusqu'au XIXème siècle). Son optimisme pour le futur s'appuie sur l'exigence d'un bilinguisme retrouvé.


quelques différences entre code écrit et code oral

Une des caractéristiques premières de l'écrit est sans doute sa fonction de distanciation : distance spatiale et temporelle entre "écriteur" et lecteur au contraire de la proximité - même si elle peut être médiatisée - des interlocuteurs.

Cette distanciation implique aussi un aspect de théorisation : l'écrit comme outil privilégié pour commenter, argumenter, raisonner, mais aussi exprimer des sentiments, des sensations...

Lorsqu'on observe le matériau écrit, utilisé dans nos classes spécialisées, on constate au contraire une prolifération de textes où l'écrit joue essentiellement un rôle de marquage, d'étiquetage du monde : multiplication de phrases courtes à la syntaxe élémentaire, juxtaposition de propositions indépendantes, absence de mots-outils servant à articuler les termes d'un raisonnement ou d'une explication, association permanente de l'écrit aux images dans un rapport de dénomination plutôt que de commentaire...

Le plus souvent, l'écrit est utilisé comme moyen de conservation de la parole orale dont la permanence sert l'étude approfondie des correspondances graphies-phonies.

Comment peut s'effectuer alors la prise de conscience des fonctions de l'écrit en classe :
- mémoire du groupe (activités de la classe, projets...) ;
- source d'information (à tout moment, sur toutes sortes de sujets...) ;
- communication à distance (à l'intérieur de l'école, à l'extérieur avec les familles...) ;
- source de plaisir (utilisé parfois sans préoccupation immédiate de qualité, de rentabilité, de contrôle...) ;
- accès au monde adulte (pour une autonomie nouvelle...) ;
- accès à un pouvoir nouveau (dans ses projets, dans la classe coopérative... le pouvoir de choisir) ;

À ces usages différents, à ces fonctions propres correspondent, sur un plan linguistique, des différences essentielles de fonctionnement des deux codes.

Pour vous en convaincre, prenez le temps d'enregistrer au magnétophone une conversation entre amis ou avec des enfants (avec des enfants sourds, si vous travaillez en milieu spécialisé !) et transcrivez-la sur papier. La relecture sera édifiante ! Comparez (lien avec tableau) avec un véritable texte écrit :
- L'importance de la situation
La présence matérielle et physique du contexte d'énonciation, la gestualité souvent redondante des interlocuteurs conduisent souvent à des formulations totalement incompréhensibles lorsqu' elles sont dissociées de ce contexte matériel et cette gestualité.
L'oral met en jeu des processus de coopération entre interlocut
eurs qui rendent, par exemple, l'ironie et l'humour bien plus faciles à manier qu'à l'écrit. L'absence de feed-back lors de la production écrite oblige l'écrivain à une organisation de son texte et de sa pensée fort différente de celle de l'orateur aux incessants réajustements. (Et croyez que je suis sensible à cet aspect au moment précis où je rédige ces lignes !)
- Le facteur temps
À l'oral, la simultanéité entre ce qu'on veut dire et ce qu'on dit réellement rend la production orale plus libre par rapport à la norme et conduit l'écrivain à plus d'exigences tout en lui accordant des possibilités d'autocorrection plus développées.
- La grammaire
Là encore de nombreuses différences sont sensibles, l'écrit étant riche de formulations toutes faites (je, soussigné... veuillez agréer...) et de prescriptions propres (fermeture pour cause de décès...). L'utilisation des temps et des modes de verbes est également toute autre, l'écrit faisant un usage du passé simple, du plus-que-parfait et du subjonctif que l'oral méconnaît. Et il faudrait parler aussi des archaïsmes, de l'utilisation du style indirect, etc.

Ce ne sont là que quelques exemples qui mériteraient un développement linguistique plus complexe. La conclusion ne s'en impose pas moins avec force : à moins de vouloir demeurer incompris, "on ne parle pas comme un livre" !


définir des connaissances nécessaires à la lecture

Nos références constantes à la psycholinguistique nous offrent sur cette question encore des pistes intéressantes.

Nous l'avons dit et redit dans ces colonnes, lire n'est pas seulement décoder, c'est calculer ce qui est dit et anticiper sur ce qui va être dit. Pour l'enfant sourd, il en va bien évidemment de même : il lira à partir de ce qu'il sait et sa possibilité réelle de produire une hypothèse sur le sens global du texte (ou sur un sens local de ce même texte) nécessitera de sa part une connaissance de la cohérence interne du texte (notamment sur les plans syntaxiques, sémantiques et pragmatiques) et de sa cohérence externe (c'est-à-dire ce qui relève de la connaissance préalable du "sujet" du texte).

Dans cet exercice de closure, par exemple :
Je ________ à la ludothèque.
un enfant de CP peut rejeter la proposition /joues/ en expliquant que "c'est impossible" [cohérence interne, ici dans son aspect grammatical] et rejeter la proposition /danse/ en argumentant : "c'est interdit !" [cohérence externe, ici la connaissance sociale de ce lieu où l'on ne doit pas gêner son voisin]. Combien d'enfants sourds du même âge seraient capables de la même performance socio-linguistique ?

1) La pédagogie mise en œuvre auprès des jeunes sourds commet sans doute trop souvent l'erreur de centrer presque exclusivement ses activités autour de la connaissance de la langue et, en son sein, de privilégier la syntaxe...
Pourtant de récents travaux linguistiques (11) tendent à montrer la prédominance de l'organisation sémantique sur l'organisation syntaxique. S'appuyant sur ces travaux, F. Delhom (12) propose de redonner à l'enseignement du vocabulaire une place souvent sacrifiée.
" Il faut donc bien spécifier ce que l'on recherche en priorité ; si l'on vise d'emblée une langue contituée, respectueuse des schémas d'organisation habituels et de l'intégrité des unités mathématiques, alors bien sûr le respect rigoureux de la syntaxe et de tous ses arbitraires s'impose. Mais nous savons que ce n'est pas ainsi que s'opère l'acquisition du langage et, sans prétendre en retrouver les étapes génétiques dans notre enseignement, nous devons nous habituer à concevoir cette construction de la syntaxe comme un processus lent d'ajustements successifs, en un mot, nous osons dire accepter un certain flou chaque fois que la nécessité de la compréhension n'est pas mise en jeu. Mais si justement l'objectif premier est d'abord de communiquer, c'est-à-dire de faire circuler le sens, d'échanger, afin que le locuteur puisse, à la mesure de ses moyens, s'exprimer et dire le monde, alors ici encore le lexique devient l'élément prépondérant. "

" Nous le répétons, discours, arguments, raisonnement s'appuient d'abord sur des termes qui sont souvent inducteurs des constructions : conjonctions et locutions dont le contenu sémantique est si important, mais aussi et surtout tous ces verbes qui réalisent la valeur morale de l'énoncé : croire, penser, vouloir, savoir, affirmer, douter, s'imaginer, etc. L'hypothèse sera donc qu'il faut partir des unités porteuses de sens pour voir dans quels contextes elles peuvent entrer ; autrement dit, la démarche sera des mots (des signifiés) aux structures (à la signification) et à la valeur pragmatique des énoncés (au sens). "

2) La connaissance des textes est également un aspect très négligé dans cet enseignement de l'écrit. Combien d'enseignants par exemple ont mené un travail précis sur les super-structures textuelles, combien d'enfants sourds font clairement la différence entre les modes de construction d'un récit, d'une organisation ou d'un conte ?

3) La connaissance du monde qu'ont les jeunes sourds est, enfin, le point le plus alarmant de la pédagogie spécialisée. Lire, c'est attribuer une signification à un texte en partant des questions qu'on se pose à son sujet. Mais quelles sont les questions que se posent de jeunes sourds qui passent leur temps à l'école à suivre un enseignement de langue, de parole et de lecture ? Quelles sont les activités de ces enfants ? Comment est éveillée et alimentée leur curiosité ?
En termes plus pédagogiques, on pourrait s'interroger sur la place réellement consacrée à l'histoire, à la géographie, aux travaux manuels, au dessin... Partout on s'acharne à "monter du langage" sans trop se préoccuper de savoir sur quoi et pour quoi on le monte ! Comment les jeunes peuvent-ils apprendre s'ils n'éprouvent pas le "mieux vivre" que peuvent leur apporter les différents savoirs : savoir-lire, savoir-écrire ?...


lire : pour quoi faire ?

On peut se demander si le jeune sourd n'est pas parfois victime de l'acharnement thérapeutique des enseignants, éducateurs et rééducateurs !
Dans cet internat qui le "prend largement en charge", dans cette classe qui ne lui apprend guère à connaître le monde ("on n'a pas le temps, il faut apprendre à lire"), dans cette famille où l'on ne sait pas lui raconter d'histoires et où l'on hésite à recourir à l'écrit pour lui expliquer ce que la parole est impuissante à faire comprendre, où l'enfant découvrira-t-il le besoin de lire ? Comment saura-t-il le pouvoir qu'il pourait acquérir s'il lisait ?
Lorsqu'il l'entreverra, ne sera-t-il pas trop tard ? C'est aussi parce que son entourage ne lui reconnaît pas une compétence présente à le faire que le jeune sourd échoue dans l'apprentissage de la lecture. Est-ce parce qu'il ne souhaite pas suffisament son émancipation ? Seule son intégration a droit de cité dans les discours : quelle valeur sociale est sous-tendue par ce mot ?

Au-delà des questions techniques, c'est encore une fois le statut de l'enfant qu'il convient d'interroger et son statut de lecteur en particulier.
Dans quelles situations, l'enfant sourd a-t-il un besoin mmédiat d'une communication écrite ? Vit-il des situations qui le font destinataire d'écrit afin de mener à bien ses projets ? A-t-il seulement des projets ou lui permet-on d'en avoir ?
Ce qui est paradoxal, c'est qu'avec les enfants sourds, les occasions d'utilisation fonctionnelle de l'écrit dans des situations directes sont extrêmement nombreuses. Et trop souvent, on se prive du recours à l'écrit pour mieux leur apprendre à parler afin, ensuite, de leur apprendre à lire ! En classe, par exemple, on pourrait éviter de faire systématiquement l'économie de l'écrit, de le contourner : commenter les consignes ou les énoncés didactiques avant que les enfants les aient lus, traduire un document plutôt que d'apporter des informations sur son contexte, "faire" à la place des enfants...

Là encore, on touche à un paradoxe : chaque maître recherche des situations fonctionnelles de lecture et il ignore les écrits didactiques (appréciations, problèmes, questions, consignes...) qui sont pourtant en milieu scolaire les premiers écrits fonctionnels ! Combien de fois pourtant aurait-il intérêt à écrire aux enfants une nouvelle qui les concerne ou une information indispensable plutôt que de la répéter dans un oral inaccessible ou à l'aide d'une langue des signes qu'il ne maîtrise pas ?


pour une pédagogie spéciale

Parler du "rôle propre" de l'écrit et de ses "fonctions" dans le cadre de cet article est une opération périlleuse : schématisation outrancière, réduction, oublis... Les fonctions sociales de l'écrit sont bien plus vastes, mais surtout elles peuvent être fort différentes d'un individu à l'autre, d'une communauté à l'autre. Ainsi, la communauté sourde a un usage et un rapport particulier à la chose écrite sur lesquels une pédagogie spécialisée pourrait s'appuyer.
Le lourd handicap que représente l'impossibilité de communiquer de manière précise à l'oral induit une dépendance plus grande envers l'écrit, comme lecteur ou comme écrivain. Les adultes sourds interrogés sur leur vécu scolaire déplorent fortement leur méconnaissance du français écrit à leur entrée dans la vie professionnelle et exposent les difficultés d'insertion sociale que cela représente. C. Cuxac ajoute même qu'à son sens " la demande d'être émetteur producteur d'un écrit est prioritaire sur la demande de lecture. On peut se faire expliquer un texte mal compris, trouver pour cela une aide. En revanche, il est très difficile de se faire rédiger un texte ou une lettre : il faut trouver pour ça des gens très disponibles. En fait, il est moins frustrant de faire preuve d'incompréhension que d'incapacité " (10).

Les deux codes écrit et oral entretiennent, on le voit, des rapports de "complémentarité d'usage" (13) dont les termes sont modifiés par le handicap. Ainsi la communication gestuelle ne peut pas se subsistuer totalement à la communication orale dans sa fonction de communication immédiate, notamment lorsque l'un des deux interlocuteurs - entendant par exemple - ne possède pas la langue des signes.
Dans ce cas, l'écrit peut se trouver investi d'un rôle important de communication immédiate qu'il remplit assez rarement dans le monde des entendants (sous-titrages, messages lumineux, etc.)
Pour le très jeune enfant sourd, "des compétences linguistiques comparables à celles d'un enfant entendant" peuvent être développées "en s'appuyant plus largement sur des interactions communications immédiates reposant sur l'écrit" (14). Par exemple, en lui permettant de "constater" ou de "détecter" des liaisons causales entre deux événements ayant lieu lors de l'acte de communication : " production du signal graphique de l'émetteur et comportement que ce signal provoque chez le récepteur " (14).

Une institutrice travaillant dans ce sens prolonge à sa manière cette réflexion : " Pour que l'enfant sente toute la richesse et les possibilités de communication contenues dans l'écrit, on le fera participer à toutes les "cérémonies" autour de la correspondance entre parents et instituteurs (cahier de liaison, par exemple). De ce point de vue, il est aussi fondamental - et gratifiant à longue échéance - d'écrire devant les élèves, avec eux, pour eux (même les préparations de polycopies seront faites avec leur participation). L'écrit ne doit pas apparaître comme "tout fait", comme mystérieux, mais au contraire comme quelque chose qui se construit. " (15)

Cela signifie bien sûr que l'apprentissage de l'écrit chez l'enfant sourd doit être commencé précocément. Gageons que les compétences linguistiques précoces acquises grâce à l'écrit, loin de le détourner de l'oral comme le craignaient certains, soient autant d'atouts pour de futures acquisitions.

Ceci nous conduit à réaffirmer que la pédagogie doit bien jouer un rôle important qui s'appuie sur une reconnaissance véritable du handicap et qui cesse de greffer l'écrit exclusivement sur un oral lacunaire.
Trop souvent pourtant, des dispositifs pédagogiques ou rééducatifs semblent refuser de prendre en compte le handicap en tant que tel. Certaines expériences d'intégration scolaire, par exemple, en disent long sur ce refus : un jeune sourd plongé dans une classe d'entendants ne recouvre pas l'usage de ses oreilles du seul fait qu'on lui parle ! À terme, une intégration massive pourrait même conduire à l'éclatement des écoles spécialisées qui, seules, peuvent regrouper des communautés d'enfants permettant à une langue gestuelle de se vivifier et de se développer.


la langue des signes

Dans les perspectives ouvertes par une nouvelle pédagogie de la lecture, la langue des signes doit être amenée à jouer un rôle essentiel en tant que "langue naturelle parlée". Elle doit permettre à l'enfant de disposer d'un système cognitif plus abstrait au niveau des contraintes mentales et de " s'éveiller aux plus subtiles nuances sémantiques ainsi qu'aux comportements socio-linguistiques de base : questions-réponses, rapport du rôle, négations, affirmations, règles de politesse... " (14)
Au-delà de ce rôle de construction socio-cognitive, la langue des signes peut être envisagée selon différents aspects pédagogiques :
1) Au sein d'une méthode pédagogique comparative basée sur un parallèle établi entre français écrit et langue des signes. Dans la revue Coup d'œil, C. Mas (16) développe cette conception : " Valoriser les deux langues [...] engendre la motivation nécessaire pour apprendre celle qu'on ne connaît pas (l'écrit) et dont on est devenu curieux parce qu'on en a compris l'intérêt, le rôle et l'utilité. " (Rappelons que la langue des signes ne possède pas l'écriture.) Après deux ans de ce type de travail, C. Mas soulignait " le goût de la lecture " (après avoir pris plaisir à voir un "texte signé") dans le cadre d'un apprentissage qui n'est plus conçu comme une corvée imposée mais comme quelque chose d'utile qui se traduit par : "Comment on dit en français ?".
2) Utilisée comme moyen de communication entre enseignants et enfant - et enfants entre eux - la L.S.F. peut servir à dialoguer à propos de l'écrit.


Apprendre à lire le français sans le parler ?

Prenons l'exemple, cité par C. Cuxac, des tentatives d'alphabétisation en Afrique noire " où la langue locale, sans écriture, sert de tremplin d'accès à une langue écrite (en général le français ou l'anglais) ". " J'ai vu ", poursuit notre auteur, " beaucoup d'étudiants africains venus terminer leurs études en France avec un niveau de connaissances du français oral rudimentaire [...] alors qu'ils étaient à même de lire et de comprendre des livres complexes, ainsi que de rédiger des mémoires en français. "
L'important, c'est qu'une première langue orale, qui en l'occurence n'est pas la même, serve de voie d'accès au sens graphique.
On manque malheureusement totalement de travaux de recherche élaborés à ce sujet. L'éducation des sourds pourrait nous permettre d'en amorcer.
Avouons tout de même que ce qui peut paraître comme une pure curiosité intellectuelle (qui pourtant nous en apprendrait sans doute long sur les mécanismes d'acquisition de la lecture) est bel et bien la situation dans laquelle pourrait se trouver la majorité des sourds bilingues. Le pari de l'apprentissage du français écrit à partir d'une autre langue orale est ambitieuse. Il a pourtant bien été gagné par de nombreux sourds au XIXème siècle. La mouvement actuel d'ouverture et de reconnaissance de la L.S.F. trouvera-t-il assez de partenaires prêts à coopérer pour le gagner de nouveau ?
L'enjeu est d'importance au moment historique où jamais l'écrit, libéré par les autres médias de la tâche de conserver l'oral, n'a été aussi " présent, abondant, nécessaire, décisif. Dans tous les domaines, culturels, documentaires, informatifs, politiques, didactiques, il est le moyen privilégié de l'échange, du partage, de la réflexion, de la disponibilité, de la rapidité, de la faculté d'étude et de choix. ".
Les sourds en seront-ils encore longtemps exclus ?

Roland Goigoux
Les Actes de Lecture n° 15 et 16 - sept et déc 1986

1 La langue des signes, par Bill MOODY, IVT, 1983.
2 Le Courrier de Suresnes n°31, "C.R. de l'enquête sur l'enseignement de la lecture aux enfants D.A.", CNEFEI, 1981.
3 CNEFEI. Mémoire de directeur de R. BOURQUE, 1983 Du langage à la lecture.
4 CNEFEI. Mémoire spécialisation D.A., 1985, R. GOIGOUX, Aider les enfants sourds à apprendre à lire.
5 C. CUXAC, Le langage des sourds, 1983, éd. Payot.
6 Ministère de l'Éducation nationale, ministère de la Santé et des Affaires sociales, Rapport sur les moyens de communication dans l'éducation des jeunes sourds, 1985.
7 Revue générale AFERLA n°4, 1981, "Apprentissage de la lecture selon les principes de la méthode verbo-tonale", R. BOURQUE.
8 P. MENIERE, De la guérison de la surdi-mutité et de l'éducation des sourds-muets, Paris, 1853.
9 J.-D. PAUTRE, Observations sur l'application de la méthode intuitive pure, Paris, 1983.
10 Colloque surdité et Lecture, AFERLA, 1980, C.R. in AFERLA n°4, 1981.
11 L. SPRENGER CHAROLLES, CRELEF n°13, 1981. "L'activité de lecture : dimensions linguistiques et psycholinguistiques".
12 F. DEHLHOM, "Les hommes ont dévoré un dictionnaire", Courrier de Suresnes n°37, 1984.
13 V. ISTRINE, "L'écriture, sa classification, sa terminologie...", Cahiers et hisoire mondiale. éd. Baconnière, Neufchâtel, 1957, vol. IV.
14 G. ALISEDO-COSTA. Résumé de conférence, Genève, 1981. (Faculté de psychologie et sciences de l'éducation de Genève.)
15 Annick MARIE. Les Guibelets, Créteil. Doc. Interne, 1985.
16 Revue Coup d'œil n°37, juillet, 1984.