La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°63
septembre 1998
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Apprendre A lire avec des livres
Lire, c'est vraiment simple quand c'est l'affaire de tous... Comment aider votre enfant A devenir lecteur...
sont des ouvrages d'informations et de conseils particulièrement
destinés aux parents dont on sait le rôle dans
l'apprentissage de la lecture. Dans la même perspective
d'associer les parents dans un partenariat indispensable, Yvanne
Chenouf, lors de réunions dont elle rend compte ici, montre
comment les parents peuvent aider leurs enfants A devenir
lecteurs et A s'engager dans cette grande aventure qu'est la
découverte des livres et de la littérature de jeunesse.
Que les livres puissent être supports d'apprentissage, l'idée a fait son chemin. En publiant les 1 001 livres pour la lecture (1), le ministère de l'Éducation nationale en prenait acte : « Ce
répertoire a donc été conçu pour que les
maîtres puissent mettre A la disposition de leurs
élèves un fonds d'ouvrages riches et variés, cette
diversité permettant d'adapter les pratiques de lecture A
la réalité des besoins des enfants. La formation du jeune
lecteur doit tenir compte de l'apprentissage des savoir-faire
nécessaires pour traiter l'information et se repérer dans
le monde de l'écrit, mais également du fait qu'apprendre
A lire c'est rassembler peu A peu les
éléments d'une culture personnelle. Celle-ci implique que
l'enfant lecteur apprenne A mettre en relation les textes les
uns avec les autres et puisse choisir parmi les livres ceux qui
répondent le mieux A ses besoins, A ses projets et
A ses goûts. »
Après avoir participé A la création des
Bibliothèques Centres Documentaires, en 1976, nous n'avons
cessé d'accompagner la prise en compte de la littérature
jeunesse dans l'école et hors l'école, multipliant les
propositions de travail et d'évaluation. (2)
Parmi nos partenaires, les parents, que nous souhaitions associer le
plus étroitement possible A la réflexion autour
des livres destinés A leurs enfants afin qu'un regard
plus averti sur la production les aide A se situer autrement au
niveau des choix de livres, de la manière de les
présenter, de les raconter mais aussi au niveau de l'aide
A apporter A l'apprentissage de la lecture dans lequel
leurs enfants s'engageaient. C'est pourquoi, A côté
des bibliothécaires, conjointement A leur rôle
d'information, d'aide A la sélection, A la
présentation, A l'animation, A l'éducation
du choix, nous avons donné priorité A ce qui, pour
nous, faisait l'intérêt des livres A l'école
: leur présence indispensable au développement de la
maîtrise de la langue écrite.
En quoi les livres et quels livres pouvaient-ils initier et soutenir les processus de construction de sens ?
C'est avec une centaine d'entre eux que nous nous sommes
déplacés dans des réunions, organisées le
plus souvent par des associations de parents désireux d'aider
leurs enfants A devenir lecteurs. C'est A Villejuif que
nous avons débuté, perfectionnant des séances de
travail que nous souhaitions interactives : il fallait que les parents,
munis de pistes d'observation, de critères d'étude,
feuillettent les livres, les comparent, les sélectionnent, en
lisent des extraits aux autres, les critiquent, les questionnent et
commencent A regarder la production dans son ensemble.
A la fin de chaque séance, nous estimions notre but
atteint si le public, mixte, (parents, enseignants, animateurs,
bibliothécaires…) avait réussi A
échanger points de vue, représentations, choix
éducatifs parmi lesquels les choix littéraires
étaient en bonne place.
En compagnie des livres, plusieurs thèmes de réflexion ont donc été abordés :
1. Entrer dans l'apprentissage de la lecture suppose que
l'on se soit posé des questions sur la fonction et le
fonctionnement de la lecture.
Concernant les fonctions de l'écrit, on peut, A la suite
de Gérard Chauveau, en distinguer trois : la fonction
patrimoniale, la fonction cognitive, la fonction identitaire (3), fonctions qu'Élisabeth Bautier décrit ainsi : « dimension
patrimoniale (texte par lequel on participe d'une culture commune
fondée dans l'histoire), cognitive (texte par lequel on apprend
des choses qu'on ne connaissait pas ou un nouveau regard sur ces
choses), subjective aussi, dimension qui permet aux
élèves de se situer dans le texte mais de n'y être
pas ce qu'ils sont quotidiennement, d'en être ainsi
transformés. » (4)
Si, comme l'écrit Jean-Claude Passeron ; « la lecture sert A tout : aux petits bricolages de l'existence comme A l'exercice du moi »,
les recours aux livres sont lA pour répondre A des
nécessités diverses, diversement présentes chez
les jeunes lecteurs. Comme les lapins de Claude Boujon qui,
découvrant un livre dans une grotte et réussissant
A échapper au renard grâce A lui,
déclarent : « Il faudra vite en trouver un autre - Oui, un gros et bien solide, avec de belles histoires dedans », (5),
les apprentis devront faire ensemble l'expérience du choix
personnel. Comme le crapaud perché, du même Claude Boujon,
qui aide la sorcière A lire les recettes (6),
c'est en s'appuyant sur les savoir-faire des adultes, des plus experts,
que les apprentis le deviendront A leur tour : « On
retrouve lA une deuxième thèse
célèbre de Vigotsky : ce que l'enfant sait faire
aujourd'hui en collaboration avec l'adulte (ou un enfant
expérimenté), il saura le faire tout seul demain. » (7)
Comme la petite souris de Monique Félix (8) ou le Bougni de Thierry Dedieu (9),
il faudra trouver ses propres raisons d'apprendre, ses propres
façons d'y parvenir, ses propres moyens d'appréhender les
textes comme des formes écrites, signifiantes, achevées
et autonomes.
Et lA aussi les livres sont utiles lorsqu'ils proposent des
structures repérables, lorsqu'ils permettent de faire porter les
anticipations sur ce qui va se passer mais aussi sur la manière
dont ça va se passer. Jean Foucambert parle de "closure de
texte" (10), s'appuyant sur la formule de Jean Ricardou « un roman ce n'est pas l'écriture d'une aventure mais l'aventure d'une écriture ». Vivent alors Coin-Coin (11) et la petite taupe (12)
qui, A gros traits, affirment que les récits, loin de
reprendre le fil de l'oral, se construisent et que ces
constructions-lA, parce qu'elles sont prévisibles
maintiennent l'intérêt du texte, incitant A
s'intéresser A l'intime relation des mots, des phrases,
des paragraphes.
Vivent aussi ces livres sur l'Art comme AH ! (13)
qui apprennent A lire par références, qui
apprennent que les références entrent elles-mêmes
en connivence.
Feuilletant les livres A la recherche des raisons de lire, des
moyens d'écrire, les parents, dans cette première partie
de réunion, s'emparent d'un critère de choix et non du
moindre : avec les livres on peut non seulement parler de l'histoire,
du contenu, mais aussi des raisons de lire ce livre ou de l'abandonner,
de ce qui, dans l'écriture, crée et maintient
l'intérêt ou bien l'érode.
2. La lecture suppose la rencontre de deux mondes, "le
monde du lecteur et le monde des livres", selon l'expression de Paul
Ricœur.
Les livres, tout en proposant leurs versions du monde aident A
réfléchir A la manière dont se construisent
les points de vue, A la façon dont les livres et la
lecture qu'on en fait peuvent les faire évoluer ou les
renforcer. « Chaque approche d'un texte ouvre sur des "fragments
du monde" auxquels le lecteur se réfère en faisant
correspondre ses propres expériences organisées en
"savoir socialisé sur ce monde." » (14)
Les représentations du monde dont chacun est porteur, leurs
relations avec celles des autres, leur originalité, tout cela
est nettement évoqué dans des livres comme L'afrique de Zygomar (15) ou Sept souris dans le noir (16)
: lA, chaque fois, le lecteur est obligé de se
questionner indirectement, A travers l'expérience d'un
héros de couleur et de papier, sur sa propre capacité
A se détacher de son expérience, A remettre
en cause ses certitudes, pour faire entrer l'Autre en soi, dans le
difficile rapport A l'altérité.
D'autres livres, sans poser clairement ce problème, font
resurgir des mondes différents, voire opposés selon les
lecteurs. C'est le cas de Petit Bleu, Petit Jaune (17) par exemple ou de Yakouba (18)
où l'implicite du texte et des illustrations laissent aux
lecteurs une large marge d'interprétation. Même cas pour
la dernière illustration du livre La chasse A l'ours (19) où, l'animal désemparé laisse A son tour le lecteur perplexe sur ce qu'il avait cru comprendre.
Deuxième piste pour regarder les livres, pour les choisir, pour
en parler : leur écart avec le monde connu, leur
possibilité de créer un espace de discussion sur ce qu'on
croyait très bien connaître et qui, autrement
présenté, redevient objet de questionnement, de
reformulation. Les livres ne sont pas que des miroirs ou que des
loupes. Ils sont aussi chargés d'univers jusque-lA
inconnus, insoupçonnés.
3. La lecture est une activité
référentielle : les nouveaux textes naissent entre les
textes préexistants.
Même si la littérature jeunesse n'a pas encore vraiment
intégré la notion d'intertextualité, faisant comme
si chaque livre était le premier, comme si chaque histoire
était nouvelle, quelques livres commencent A
s'écrire les uns par rapport aux autres, affirmant que les
produits culturels "s'appellent et se répondent", créant
des liens entre eux, liens de connivence ou de résistance,
s'associant ou s'opposant aux histoires originales, dans une
transformation qui peut aller jusqu'A la déformation.
C'est le cas des parodies, celles du petit chaperon rouge (20) ou bien d'Alice (21) mais aussi celles des trois petits cochons (22)
qui, féminisés, travestissent non seulement le conte mais
aussi la fonction du conte. Et que dire du loup d'Olivier Douzou (23)
qu'on croyait bien connaître jusqu'A la dernière
page et qui, brusquement nous échappe… non ! nous
ressemble.
De plus en plus, ça et lA, dans certains livres, certains
héros bien connus sortent de leurs propres histoires pour
habiter de nouveaux récits. Il n'est pas rare de rencontrer
Alice ou bien un monstre célèbre entre les pages d'un
nouveau livre, il est fréquent que les couples
célèbres divaguent deux par deux : le roi et la reine,
Alice et son lapin, la grenouille et la princesse dans des lieux
contemporains, des espaces urbains, des univers hyper-réalistes
.
Déplacés, les personnages ne sont pas pour autant hors
sujets : ils apportent avec eux non seulement la notion de personnage
mais tout ce qui l'accompagne, c'est-A-dire les contextes
narratifs, les intrigues relationnelles, les aventures mythiques, les
débuts célébrissimes "Il était une fois",
les fins heureuses "ils vécurent heureux"… Du sens, des
paquets de sens, agglutinés et qui, dans un nouveau cadre vont
être reconsidérés, reliés autrement,
renforcés et renouvelés. Il suffit ici d'évoquer
les livres de Claude Ponti (24)
où les héros réaffrontent dans une autre histoire,
les héros des livres antérieurs et, se reconfrontant
A eux dans d'autres lieux, d'autres actions, d'autres temps,
utilisent la fonction symbolique pour régler des
problèmes bien réels ou pour les déplacer.
Comment ne pas penser au célèbre Max et ses maxi-monstres
que Sendak, parmi les tout premiers, a offert aux lectures intimes, aux
pactes les plus secrets, comment ne pas évoquer le On s'aimera toujours (25) qui travaille, dans sa mise en page, ces liens secrets entre un texte et son lecteur ?
Et puis, de plus en plus, les livres affirment les références comme ce Voyage d'Oregon (26)
entre un poème de Rimbaud et un tableau de Van Gogh avec, au
milieu, l'Amérique telle qu'on l'a toujours imaginée sans
jamais la voir autre part qu'au ciné, dans les BD, A la
télé ou dans la pub.
4. Lire consiste A traiter des données
linguistiques reliées A des données
extralinguistiques.
Puisque lire c'est mettre en relation ce qu'on sait par ailleurs du
texte A ce qui figure dans le texte, les connaissances
organisées en chaque lecteur vont agir puissamment pour
être confrontées aux données organisées dans
le texte et qui vont être confortées ou
controversées. Qu'on songe par exemple A la lecture d'une
page documentaire caractéristique de ces collections
animalières que diffusent presque tous les éditeurs : Les bêtes noires de chez Bayard, Patte A Patte de chez Milan, Archimède
de l'École des Loisirs… Comment s'abordent, dans les
doubles pages, des informations aussi morcelées ? Peut-on les
hiérarchiser ou sont-elles réparties au hasard et sans
logique sur l'espace ? Et pourquoi sont-elles ainsi
découpées : un thème par double page, le sens
étant supposé advenir A la fin, par assemblage
d'éléments, dans le livre isolés ? Ce qu'on lit
n'a-t-il aucun lien avec ce qui précède et
n'anticipe-t-il rien de la suite ?
Si, comme l'écrit Denis Foucambert : « Les bons
lecteurs se reconnaissent, d'une part, A leur façon
d'aborder les informations graphiques qui constituent la surface du
texte. Celles-ci sont traitées dans leur
simultanéité plutôt que dans leur
séquentialité. Cette simultanéité induit un
fonctionnement par empans larges qui oblige le lecteur A
apporter de l'information sémantique pour compenser la
dégradation de l'information visuelle. (La vision centrale,
nette, est de 2 A 3 lettres au point de fixation. De part et
d'autre, la vision se dégrade de 50% toutes les trois lettres.
Le bon lecteur (empan large) travaille majoritairement sur du flou). » (27),
les supports peuvent-ils aider au traitement simultané "des
informations très variées quant A leur source et
A leur nature" ?
Il s'agit, ici, de surveiller l'écriture de très
près. Induit-elle des traitements séquentiels comme si le
lecteur passait d'une compréhension littérale (lire mot
A mot) A une compréhension sémantique
(accéder au sens général) ? Ou alors permet-elle
de repérer rapidement des constructions, de laisser des
informations en attente, d'en réunir certaines le moment venu,
et alors de projeter, sur un mot vaguement connu, une expression
trouble, suffisamment de "curiosité construite", suffisamment
d'informations simultanément prises en compte, que du sens
s'élabore, obligeant A des retours, contraignant A
des réserves, suggérant d'autres possibles…?
Peu de livres se conduisent ainsi surtout dans les premières
années de la scolarité. Peu de textes sont abordables en
tant que phénomènes langagiers vivants où se
croisent les paroles du monde.
Prenons quelques exemples où l'écriture sera
traitée de façon autonome, non comme une transcription de
l'oral mais comme un langage qui a ses propres règles de
fonctionnement et pour lesquelles des comportements de lecture
spécifiques devront être développés.
Dans Jojo la mâche, (28) une
seule lettre a changé et pourtant l'univers sémantique
est bien le même : les vaches, c'est bien connu, mâchent !
Mais, quelques pages plus loin, quand l'animal sera confronté
A la perte de tous ses attributs (les cornes, les
taches…) arrivera le mot gamelles pour mamelles. Tiens, tiens !
Intrigués, quelques lecteurs resteront en attente et
surveilleront de près ces déplacements d'indices qui
feront glisser les mots de l'un A l'autre. Un peu plus loin, le
jeu sur les mots va changer de nature : la vache, totalement
déstructurée, disparaîtra de la page et mourra,
montera au ciel et se retrouvera en pleine voie lactée. Oui
!…
Comment dire autrement les transformations des êtres, leur
évolution, leur dégradation, leur reconstitution par le
souvenir puisqu'en page finale tous les attributs du ruminant se
retrouveront réunis, autrement disposés, offrant en guise
de conclusion (et de morale) un lever de soleil, signe que la vie
continue avec, chaque matin, un nouveau jour qui renaît ?
Dans les livres de Claude Ponti, tous les personnages ont des noms
fabriqués : soit phonétiquement (Okilélé),
soit par homonymes (Léllébore), soit par application, sur
le nom, de quelques éléments de personnalité, les
plus significatifs : (L'écoute-aux-portes). A chaque personnage,
et plus le récit avance, plus un nouveau livre se
présente, les enfants condensent leurs informations pour traiter
localement les nouveaux patronymes.
Mais les mots, contaminés, offrent bien d'autres surprises :
c'est ainsi que, dans une course de chaises, l'un des poussins
préfère un fauteuil tandis qu'un autre privilégie
une vraie chaise ! Loin d'en rester lA, les mots se parent
parfois de lettres en italique, de lettres en capitales pour attirer
l'attention des lecteurs : ce sont des mots lourds de sens,
repérés comme tels, mis en relief dans le texte, comme
sortis du texte pour devenir objets d'attention.
A l'école, c'est bien de cela qu'il s'agit :
maîtriser la langue, la sortir de sa capacité de
désignation pour la transformer en objet de désignation.
Avec Ponti, chaque fois, le tour est joué et bien joué !
Dans Flon-Flon et Musette (29),
tandis que l'histoire progresse pour évoquer une guerre civile
qui va séparer deux amis, la construction d'une phrase anticipe,
sur la fracture annoncée, le rejet de chaque protagoniste dans
son camp respectif : "Quand je serai grand, je me marierai avec
Musette", disait Flon-Flon. Et Musette ajoutait : "Quand je serai
grande, c'est Flon-Flon qui sera mon mari !"
Et chez Arnold Lobel (30), longtemps les
ressorts essentiels de l'intrigue resteront mystérieux,
s'élaborant peu A peu, A condition de savoir
réunir des indices éparpillés, de les combiner
avec des éléments du texte, des éléments
hors texte et faire surgir un sens qui longtemps cheminera dans la
tête du lecteur, caractéristique de ces grands textes, de
ces classiques qui, selon Italo Calvino, sont des livres qui n'ont
jamais fini de dire ce qu'ils ont A dire.
Entrer dans un récit, suivre une histoire oui, mais aussi garder
un œil sur l'écriture, la mise en texte, la mise en images
dans les albums : pourquoi l'auteur se livre-t-il A un tel
travail de découpage dans Le Petit Roi des Fleurs ? (31)
Comment Chris Van Allsburgh s'y prend-il pour, A la
dernière page, nous ramener forcément A la
première page ? (32) Et Anthony Browne dont nous avons déjA parlé ? (33)
5. Lire consiste A traiter des
éléments linguistiques dans les relations qui les lient :
il faut apprendre A devenir lecteur sur des textes longs et par
des lectures réitérées.
Cela amène A choisir des livres dont les textes ne sont
pas simplifiés pour faciliter le traitement de segments courts
(phrases simples, paragraphes courts ne comportant qu'une idée
A la fois…) mais des textes au long cours qu'on apprenne
A lire dans l'espace et la durée de leur discours, leur
ampleur, leurs liens secrets et leurs relations manifestes avec
d'autres livres. Très jeunes, les enfants, parce qu'ils sont
"naturellement" des relecteurs, apprécient les parcours
étendus, les retrouvailles avec des textes qui n'ont jamais fini
de livrer leurs mystères : « toute relecture d'un classique est une découverte, comme la première lecture » (34).
Quelques livres jouent le jeu et se prêtent A des lectures
intensives et extensives : c'est le cas, par exemple des contes mais
aussi, parmi les œuvres récentes, de L'arbre sans fin de Claude Ponti, des livres de Grégoire Solotareff (35) ou, pour les plus âgés, des textes comme Les derniers géants (36), Ohé capitaine ! (37)ou, parmi les documentaires, certains textes de la collection Patte A patte (38) ou des revues comme La fourmi verte ou Petite fourmi (39)
qui tentent, dans des conditions économiques difficiles, de
maintenir des exigences d'écriture et donc de lecture savante.
6. Lire consiste aussi A savoir faire des choix dans
la production et donc de connaître la production
éditoriale dans ses options idéologiques et
économiques.
Dans un excellent article sur Claude Ponti (40),
Serge Martin attire l'attention sur la manière dont Claude Ponti
"joue" avec les codes barre en 4ème de couverture, reliant de
façon claire toute œuvre artistique au marché qui
la contraint. L'édition est une activité commerciale
soumise A des règles économiques drastiques (41)
dont on doit s'informer pour affirmer ses choix, sélectionner
ses soutiens, refuser de se laisser imposer une consommation uniquement
liée aux lois du profit.
Le travail régulier au niveau du signifié comme du
signifiant agit considérablement sur la capacité de
discernement des lecteurs et des médiateurs du livre : « La
signification ou plutôt les significations, historiquement et
socialement différenciées d'un texte, quel qu'il soit, ne
peuvent être séparés des modalités
matérielles qui le donnent A lire A ses lecteurs. » (42)
Il n'est pas indifférent de travailler sur un album selon que le
texte est invariablement réparti A côté de
l'image, en dessous ou A côté, ou selon que le
texte est morcelé comme un éclat de sens (comme dans Le livre épuisé de Frédéric Clément, Ipomée).
Il n'est pas anodin de construire des albums où textes et
illustrations sont également mis en pages, ensemble et
séparément afin de révéler des sens
inépuisés (43)
et il est trop rare d'avoir affaire A des œuvres qui
contiennent matériellement et sémantiquement tant de sens
ouvertement offerts (44), A des œuvres qui proposent, en même temps que l'écriture, ses mécanismes et ses origines. (45)
A ce titre, tous les albums des éditions du Rouergue sont
riches de jeux intimes entre le texte et l'illustration dans des mises
en page, elles-mêmes sources de sens. (46)
On comprendra aisément que la multitude de critères
A prendre en compte nécessite de l'aide, des aides
diversifiées et appropriées aux besoins individuels (des
lecteurs, des parents) et collectifs (des classes, des centres de
loisirs…) Le recours permanent le plus sûr est toujours la
bibliothèque de son quartier ou de sa ville, les professionnels
connaissant aussi bien les livres qu'ils connaissent les enfants
mettent au service de tous disponibilité et compétences.
En dehors de ce lieu, les librairies représentent elles aussi
une source d'informations et de conseils quand leur personnel est
formé. Certaines sont regroupées dans une association qui
distribue gratuitement une revue Citrouille. (47)
C'est dans ces librairies qu'on trouvera aussi des catalogues gratuits
qui sont de véritables outils pédagogiques (classement
des livres par thèmes, par titres, par auteurs…) en
sachant que d'autres aides existent parmi lesquelles des revues (48) et des livres. (49)
7. Enfin on lit d'autant plus volontiers qu' "on a un
marché sur lequel on peut parler des discours concernant les
lectures." (50)
Parler des livres avec ses enfants, de leurs livres mais aussi des livres qu'on aime, (51)
c'est construire socialement le besoin de lire que l'école aura
alors tout "loisir" d'entraîner et de satisfaire. Ces
sociabilités de lecteurs sont indispensables pour établir
et consolider un statut de lecteur. Car le plaisir de lire est, lui
aussi, un choix éducatif qui dure toujours (52) A condition de multiplier et de diversifier les instants qu'on lui consacre ensemble. A
notes
(1) Ministère de l'éducation nationale, Direction des écoles, 1 001 livres pour les écoles.
(2) AFL, Les BCD, Dossier n°3 des actes de lecture, 1993 et Une BCD aux cycles 1 et 2, Théo-Prat' n°1, 1995.
(3) CHAUVEAU Gérard et ROGOVAS-CHAUVEAU Éliane, Comment l'enfant devient lecteur, Retz, 1997.
(4) BAUTIER Élisabeth, De quoi parle-t-on ?, Le Français aujourd'hui n°120, décembre 1997, p.21.
(5) BOUJON Claude, Un beau livre, École des Loisirs.
(6) BOUJON Claude, Le crapaud perché, École des Loisirs.
(7) CHAUVEAU Gérard et ROGOVAS-CHAUVEAU Éliane, Apprendre A lire, une acquisition sociale et culturelle, Résonances n°8, avril 1998, p.9
(8) FELIX Monique, Histoire de la petite souris qui était enfermée dans un livre, La deuxième histoire de la petite souris, Gallimard.
(9) DEDIEU Thierry, Le mangeur de mots, Seuil.
(10) FOUCAMBERT Jean, La lecture feuilleton, un closure de texte ou comment penser l'absence, Théo-Prat n°3, AFL, 1997.
(11) STEHR Frédéric, Coin-Coin, École des Loisirs.
(12) HOLZWARTH Werner et ERLBRUCH Wolf, De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, Milan.
(13) GOFFIN Josse, AH !, Réunion des Musées nationaux, 1991.
(14) DENHIERE et BAUDET, Lecture et compréhension de textes et sciences cognitives, PUF, 1992.
(15) CORENTIN Philippe, L'Afrique de Zygomar, École des Loisirs.
(16) YOUNG Ed, Sept souris dans le noir, Milan.
(17) LIONNI Léo, Petit Bleu, Petit Jaune, École des Loisirs.
(18) DEDIEU Thierry, Yakouba, Seuil.
(19) ROSEN Michael, La chasse A l'ours, Ouest France.
(20) DUMAS Philippe, Les contes A l'envers, École des Loisirs.
(21) BROWNE Antony, Tout change, Kaléidoscope.
(22) STEHR Frédéric, Les trois petites cochonnes, École des Loisirs.
(23) DOUZOU Olivier, Loup, Le Rouergue.
(24) PONTI Claude, L'arbre sans fin, L'écoute aux portes, Okilélé, Le nakakoué, La tempête, Le mange-poussin, La tempêteuse, Le dompteur des taches, etc. etc.
(25) PIQUEMAL Michel, On s'aimera toujours, Syros.
(26) RASCAL et JOOS, Le voyage d'Oregon, Pastel.
(27) FOUCAMBERT Denis, Compétences et performances en lecture, Résonances, avril 1998, p.7.
(28) DOUZOU Olivier, Jojo la mâche, Le Rouergue.
(29) ELZBIÉTA, Flon-Flon et Musette, Pastel.
(30) LOBEL Arnold, Hulul, Oncle éléphant, École des Loisirs.
(31) PACOVSKA Kveta, Le petit roi des fleurs, Pastel.
(32) VAN ALLSBURGH Chris, L'épave du zéphir, Le balai magique, Les mystères d'Harris Burdick..., tous A l'Ecole des Loisirs.
(33) BROWNE Antony, Tout change, École des Loisirs.
(34) CALVINO Italo, Pourquoi lire des classiques, Points Seuil.
(35) SOLOTAREF Grégoire, Le diable des rochers, Moi petit, toi grand, Loulou, etc. tous A l'École des Loisirs.
(36) PLACE François, Les derniers géants, Casterman.
(37) DESAILLY Thierry, Ohé Capitaine, Milan.
(38) La collection Patte A patte, chez Milan, traite d'un animal A la fois : La girafe, sentinelle de la savane (Cf. A .L. n°61, mars 98, p.18), Le flamand prince de la Camargue, La chouette amie de la nuit...
(39) La Fourmi verte (6/12 ans) et Petite fourmi (4/7 ans) sont édités par les Éditions de la Fourmilière, BP 54, 63202 Riom Cedex.
(40) MARTIN Serge, Ponti, De la répétition au rythme, Le Français Aujourd'hui, n°118, juin 1997.
(41) BOUVAIST J.Marie, Les enjeux de l 'édition avant l'ouverture du grand marché européen, 1991, Centre de Promotion du Livre de Jeunesse, 3 rue François Debergue, 93100 Montreuil.
(42) CHARTIER Roger, Culture écrite et société, Albin Michel, 1996.
(43) SENDAK Maurice, Max et les maxi-monstres, École des Loisirs.
(44) ALLBERGH Janet et Allan, Le gentil facteur ou lettres A des gens célèbres, Albin Michel.
(45) FRANEK Claire, Qui est au bout du fil ?, Le Rouergue.
(46) Éditions du Rouergue, Navratil, Icare, Tour de manège, En t'attendant...
(47) Citrouille, 12 Allée de la roselière
38240 Meylan. (En 1996, 2 librairies spécialisées pour la
jeunesse existaient A Strasbourg : La Bouquinette 28 rue des
juifs et La Chouette, 4 rue des frères.)
(48) La revue des livres pour enfants éditée par le Centre National du Livre pour Enfants, 8 rue St Bon 75004 Paris mais aussi Lire pour comprendre spécialisé dans les documentaires.
(49) Les contes A l'école, la poésie A l'école,
collection dirigée par Serge et M.Claire MARTIN
(également auteurs) chez Bertrand Lacoste. Ils avaient
participé aussi A l'écriture d'un livre
très intéressant, Les indiscutables, 99 livres pour bâtir une BCD,
CDDP du Val d'Oise, Bâtiment Jacques Lemercier, 5 avenue de la
palette, 95000 Cergy. Dans un autre CRDP, un très bon livre sur
des activités autour du livre : D'album en album, Roger
SAVAJOLS et Annie WEDEMEYER, CRDP de Créteil, 20 rue Danielle
Casanova, 94170 Le Perreux. Suivre aussi de très près,
dans ce CRDP et ailleurs, les productions de Jean PERROT, auteur de Du jeu, des enfants et des livres, Cercle de la Librairie.
(50) BOURDIEU Pierre, (sous la direction de Roger Chartier) Pratiques de lecture, Rivages.
(51) Quelques livres qui, pour les adultes, évoquent entre autre le rapport aux livres, A la lecture : SEPUVELDA, Le vieux qui lisait des romans d'amour, Métaillé. SHLINK Bernard, Le liseur, Grasset. SKARMETA Antoine, Une ardente patience, Seuil. JEAN Raymond, La lectrice, Actes Sud, Sonietchka, Gallimard.
(52) MOELO Hervé, Les enfants respirent le même air que nous,
A.L. n°60, déc.97, p.80.
Pour Claude Ponti, voir dans le présent numéro Ponti ou lorsque la démesure devient la bonne unité d'analyse.