La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°63  septembre 1998

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Apprendre A lire avec des livres

Lire, c'est vraiment simple quand c'est l'affaire de tous... Comment aider votre enfant A devenir lecteur... sont des ouvrages d'informations et de conseils particulièrement destinés aux parents dont on sait le rôle dans l'apprentissage de la lecture. Dans la même perspective d'associer les parents dans un partenariat indispensable, Yvanne Chenouf, lors de réunions dont elle rend compte ici, montre comment les parents peuvent aider leurs enfants A devenir lecteurs et A s'engager dans cette grande aventure qu'est la découverte des livres et de la littérature de jeunesse.


Que les livres puissent être supports d'apprentissage, l'idée a fait son chemin. En publiant les 1 001 livres pour la lecture (1), le ministère de l'Éducation nationale en prenait acte : « Ce répertoire a donc été conçu pour que les maîtres puissent mettre A la disposition de leurs élèves un fonds d'ouvrages riches et variés, cette diversité permettant d'adapter les pratiques de lecture A la réalité des besoins des enfants. La formation du jeune lecteur doit tenir compte de l'apprentissage des savoir-faire nécessaires pour traiter l'information et se repérer dans le monde de l'écrit, mais également du fait qu'apprendre A lire c'est rassembler peu A peu les éléments d'une culture personnelle. Celle-ci implique que l'enfant lecteur apprenne A mettre en relation les textes les uns avec les autres et puisse choisir parmi les livres ceux qui répondent le mieux A ses besoins, A ses projets et A ses goûts. »

Après avoir participé A la création des Bibliothèques Centres Documentaires, en 1976, nous n'avons cessé d'accompagner la prise en compte de la littérature jeunesse dans l'école et hors l'école, multipliant les propositions de travail et d'évaluation. (2) Parmi nos partenaires, les parents, que nous souhaitions associer le plus étroitement possible A la réflexion autour des livres destinés A leurs enfants afin qu'un regard plus averti sur la production les aide A se situer autrement au niveau des choix de livres, de la manière de les présenter, de les raconter mais aussi au niveau de l'aide A apporter A l'apprentissage de la lecture dans lequel leurs enfants s'engageaient. C'est pourquoi, A côté des bibliothécaires, conjointement A leur rôle d'information, d'aide A la sélection, A la présentation, A l'animation, A l'éducation du choix, nous avons donné priorité A ce qui, pour nous, faisait l'intérêt des livres A l'école : leur présence indispensable au développement de la maîtrise de la langue écrite.

En quoi les livres et quels livres pouvaient-ils initier et soutenir les processus de construction de sens ?

C'est avec une centaine d'entre eux que nous nous sommes déplacés dans des réunions, organisées le plus souvent par des associations de parents désireux d'aider leurs enfants A devenir lecteurs. C'est A Villejuif que nous avons débuté, perfectionnant des séances de travail que nous souhaitions interactives : il fallait que les parents, munis de pistes d'observation, de critères d'étude, feuillettent les livres, les comparent, les sélectionnent, en lisent des extraits aux autres, les critiquent, les questionnent et commencent A regarder la production dans son ensemble.
A la fin de chaque séance, nous estimions notre but atteint si le public, mixte, (parents, enseignants, animateurs, bibliothécaires…) avait réussi A échanger points de vue, représentations, choix éducatifs parmi lesquels les choix littéraires étaient en bonne place.
En compagnie des livres, plusieurs thèmes de réflexion ont donc été abordés :

1. Entrer dans l'apprentissage de la lecture suppose que l'on se soit posé des questions sur la fonction et le fonctionnement de la lecture.
Concernant les fonctions de l'écrit, on peut, A la suite de Gérard Chauveau, en distinguer trois : la fonction patrimoniale, la fonction cognitive, la fonction identitaire (3), fonctions qu'Élisabeth Bautier décrit ainsi : « dimension patrimoniale (texte par lequel on participe d'une culture commune fondée dans l'histoire), cognitive (texte par lequel on apprend des choses qu'on ne connaissait pas ou un nouveau regard sur ces choses), subjective aussi, dimension qui permet aux élèves de se situer dans le texte mais de n'y être pas ce qu'ils sont quotidiennement, d'en être ainsi transformés. » (4)

Si, comme l'écrit Jean-Claude Passeron ; « la lecture sert A tout : aux petits bricolages de l'existence comme A l'exercice du moi », les recours aux livres sont lA pour répondre A des nécessités diverses, diversement présentes chez les jeunes lecteurs. Comme les lapins de Claude Boujon qui, découvrant un livre dans une grotte et réussissant A échapper au renard grâce A lui, déclarent : « Il faudra vite en trouver un autre - Oui, un gros et bien solide, avec de belles histoires dedans », (5), les apprentis devront faire ensemble l'expérience du choix personnel. Comme le crapaud perché, du même Claude Boujon, qui aide la sorcière A lire les recettes (6), c'est en s'appuyant sur les savoir-faire des adultes, des plus experts, que les apprentis le deviendront A leur tour : « On retrouve lA une deuxième thèse célèbre de Vigotsky : ce que l'enfant sait faire aujourd'hui en collaboration avec l'adulte (ou un enfant expérimenté), il saura le faire tout seul demain. » (7)
Comme la petite souris de Monique Félix (8) ou le Bougni de Thierry Dedieu (9), il faudra trouver ses propres raisons d'apprendre, ses propres façons d'y parvenir, ses propres moyens d'appréhender les textes comme des formes écrites, signifiantes, achevées et autonomes.

Et lA aussi les livres sont utiles lorsqu'ils proposent des structures repérables, lorsqu'ils permettent de faire porter les anticipations sur ce qui va se passer mais aussi sur la manière dont ça va se passer. Jean Foucambert parle de "closure de texte" (10), s'appuyant sur la formule de Jean Ricardou « un roman ce n'est pas l'écriture d'une aventure mais l'aventure d'une écriture ». Vivent alors Coin-Coin (11) et la petite taupe (12) qui, A gros traits, affirment que les récits, loin de reprendre le fil de l'oral, se construisent et que ces constructions-lA, parce qu'elles sont prévisibles maintiennent l'intérêt du texte, incitant A s'intéresser A l'intime relation des mots, des phrases, des paragraphes.

Vivent aussi ces livres sur l'Art comme AH ! (13) qui apprennent A lire par références, qui apprennent que les références entrent elles-mêmes en connivence.
Feuilletant les livres A la recherche des raisons de lire, des moyens d'écrire, les parents, dans cette première partie de réunion, s'emparent d'un critère de choix et non du moindre : avec les livres on peut non seulement parler de l'histoire, du contenu, mais aussi des raisons de lire ce livre ou de l'abandonner, de ce qui, dans l'écriture, crée et maintient l'intérêt ou bien l'érode.

2. La lecture suppose la rencontre de deux mondes, "le monde du lecteur et le monde des livres", selon l'expression de Paul Ricœur.
Les livres, tout en proposant leurs versions du monde aident A réfléchir A la manière dont se construisent les points de vue, A la façon dont les livres et la lecture qu'on en fait peuvent les faire évoluer ou les renforcer. « Chaque approche d'un texte ouvre sur des "fragments du monde" auxquels le lecteur se réfère en faisant correspondre ses propres expériences organisées en "savoir socialisé sur ce monde." » (14)

Les représentations du monde dont chacun est porteur, leurs relations avec celles des autres, leur originalité, tout cela est nettement évoqué dans des livres comme L'afrique de Zygomar (15) ou Sept souris dans le noir (16) : lA, chaque fois, le lecteur est obligé de se questionner indirectement, A travers l'expérience d'un héros de couleur et de papier, sur sa propre capacité A se détacher de son expérience, A remettre en cause ses certitudes, pour faire entrer l'Autre en soi, dans le difficile rapport A l'altérité.

D'autres livres, sans poser clairement ce problème, font resurgir des mondes différents, voire opposés selon les lecteurs. C'est le cas de Petit Bleu, Petit Jaune (17) par exemple ou de Yakouba (18) où l'implicite du texte et des illustrations laissent aux lecteurs une large marge d'interprétation. Même cas pour la dernière illustration du livre La chasse A l'ours (19) où, l'animal désemparé laisse A son tour le lecteur perplexe sur ce qu'il avait cru comprendre.

Deuxième piste pour regarder les livres, pour les choisir, pour en parler : leur écart avec le monde connu, leur possibilité de créer un espace de discussion sur ce qu'on croyait très bien connaître et qui, autrement présenté, redevient objet de questionnement, de reformulation. Les livres ne sont pas que des miroirs ou que des loupes. Ils sont aussi chargés d'univers jusque-lA inconnus, insoupçonnés.

3. La lecture est une activité référentielle : les nouveaux textes naissent entre les textes préexistants.
Même si la littérature jeunesse n'a pas encore vraiment intégré la notion d'intertextualité, faisant comme si chaque livre était le premier, comme si chaque histoire était nouvelle, quelques livres commencent A s'écrire les uns par rapport aux autres, affirmant que les produits culturels "s'appellent et se répondent", créant des liens entre eux, liens de connivence ou de résistance, s'associant ou s'opposant aux histoires originales, dans une transformation qui peut aller jusqu'A la déformation. C'est le cas des parodies, celles du petit chaperon rouge (20) ou bien d'Alice (21) mais aussi celles des trois petits cochons (22) qui, féminisés, travestissent non seulement le conte mais aussi la fonction du conte. Et que dire du loup d'Olivier Douzou (23) qu'on croyait bien connaître jusqu'A la dernière page et qui, brusquement nous échappe… non ! nous ressemble.

De plus en plus, ça et lA, dans certains livres, certains héros bien connus sortent de leurs propres histoires pour habiter de nouveaux récits. Il n'est pas rare de rencontrer Alice ou bien un monstre célèbre entre les pages d'un nouveau livre, il est fréquent que les couples célèbres divaguent deux par deux : le roi et la reine, Alice et son lapin, la grenouille et la princesse dans des lieux contemporains, des espaces urbains, des univers hyper-réalistes .

Déplacés, les personnages ne sont pas pour autant hors sujets : ils apportent avec eux non seulement la notion de personnage mais tout ce qui l'accompagne, c'est-A-dire les contextes narratifs, les intrigues relationnelles, les aventures mythiques, les débuts célébrissimes "Il était une fois", les fins heureuses "ils vécurent heureux"… Du sens, des paquets de sens, agglutinés et qui, dans un nouveau cadre vont être reconsidérés, reliés autrement, renforcés et renouvelés. Il suffit ici d'évoquer les livres de Claude Ponti (24) où les héros réaffrontent dans une autre histoire, les héros des livres antérieurs et, se reconfrontant A eux dans d'autres lieux, d'autres actions, d'autres temps, utilisent la fonction symbolique pour régler des problèmes bien réels ou pour les déplacer.

Comment ne pas penser au célèbre Max et ses maxi-monstres que Sendak, parmi les tout premiers, a offert aux lectures intimes, aux pactes les plus secrets, comment ne pas évoquer le On s'aimera toujours (25) qui travaille, dans sa mise en page, ces liens secrets entre un texte et son lecteur ?
Et puis, de plus en plus, les livres affirment les références comme ce Voyage d'Oregon (26) entre un poème de Rimbaud et un tableau de Van Gogh avec, au milieu, l'Amérique telle qu'on l'a toujours imaginée sans jamais la voir autre part qu'au ciné, dans les BD, A la télé ou dans la pub.

4. Lire consiste A traiter des données linguistiques reliées A des données extralinguistiques.

Puisque lire c'est mettre en relation ce qu'on sait par ailleurs du texte A ce qui figure dans le texte, les connaissances organisées en chaque lecteur vont agir puissamment pour être confrontées aux données organisées dans le texte et qui vont être confortées ou controversées. Qu'on songe par exemple A la lecture d'une page documentaire caractéristique de ces collections animalières que diffusent presque tous les éditeurs : Les bêtes noires de chez Bayard, Patte A Patte de chez Milan, Archimède de l'École des Loisirs… Comment s'abordent, dans les doubles pages, des informations aussi morcelées ? Peut-on les hiérarchiser ou sont-elles réparties au hasard et sans logique sur l'espace ? Et pourquoi sont-elles ainsi découpées : un thème par double page, le sens étant supposé advenir A la fin, par assemblage d'éléments, dans le livre isolés ? Ce qu'on lit n'a-t-il aucun lien avec ce qui précède et n'anticipe-t-il rien de la suite ?

Si, comme l'écrit Denis Foucambert : « Les bons lecteurs se reconnaissent, d'une part, A leur façon d'aborder les informations graphiques qui constituent la surface du texte. Celles-ci sont traitées dans leur simultanéité plutôt que dans leur séquentialité. Cette simultanéité induit un fonctionnement par empans larges qui oblige le lecteur A apporter de l'information sémantique pour compenser la dégradation de l'information visuelle. (La vision centrale, nette, est de 2 A 3 lettres au point de fixation. De part et d'autre, la vision se dégrade de 50% toutes les trois lettres. Le bon lecteur (empan large) travaille majoritairement sur du flou). » (27), les supports peuvent-ils aider au traitement simultané "des informations très variées quant A leur source et A leur nature" ?

Il s'agit, ici, de surveiller l'écriture de très près. Induit-elle des traitements séquentiels comme si le lecteur passait d'une compréhension littérale (lire mot A mot) A une compréhension sémantique (accéder au sens général) ? Ou alors permet-elle de repérer rapidement des constructions, de laisser des informations en attente, d'en réunir certaines le moment venu, et alors de projeter, sur un mot vaguement connu, une expression trouble, suffisamment de "curiosité construite", suffisamment d'informations simultanément prises en compte, que du sens s'élabore, obligeant A des retours, contraignant A des réserves, suggérant d'autres possibles…?
Peu de livres se conduisent ainsi surtout dans les premières années de la scolarité. Peu de textes sont abordables en tant que phénomènes langagiers vivants où se croisent les paroles du monde.

Prenons quelques exemples où l'écriture sera traitée de façon autonome, non comme une transcription de l'oral mais comme un langage qui a ses propres règles de fonctionnement et pour lesquelles des comportements de lecture spécifiques devront être développés.

Dans Jojo la mâche, (28) une seule lettre a changé et pourtant l'univers sémantique est bien le même : les vaches, c'est bien connu, mâchent ! Mais, quelques pages plus loin, quand l'animal sera confronté A la perte de tous ses attributs (les cornes, les taches…) arrivera le mot gamelles pour mamelles. Tiens, tiens ! Intrigués, quelques lecteurs resteront en attente et surveilleront de près ces déplacements d'indices qui feront glisser les mots de l'un A l'autre. Un peu plus loin, le jeu sur les mots va changer de nature : la vache, totalement déstructurée, disparaîtra de la page et mourra, montera au ciel et se retrouvera en pleine voie lactée. Oui !…

Comment dire autrement les transformations des êtres, leur évolution, leur dégradation, leur reconstitution par le souvenir puisqu'en page finale tous les attributs du ruminant se retrouveront réunis, autrement disposés, offrant en guise de conclusion (et de morale) un lever de soleil, signe que la vie continue avec, chaque matin, un nouveau jour qui renaît ?

Dans les livres de Claude Ponti, tous les personnages ont des noms fabriqués : soit phonétiquement (Okilélé), soit par homonymes (Léllébore), soit par application, sur le nom, de quelques éléments de personnalité, les plus significatifs : (L'écoute-aux-portes). A chaque personnage, et plus le récit avance, plus un nouveau livre se présente, les enfants condensent leurs informations pour traiter localement les nouveaux patronymes.

Mais les mots, contaminés, offrent bien d'autres surprises : c'est ainsi que, dans une course de chaises, l'un des poussins préfère un fauteuil tandis qu'un autre privilégie une vraie chaise ! Loin d'en rester lA, les mots se parent parfois de lettres en italique, de lettres en capitales pour attirer l'attention des lecteurs : ce sont des mots lourds de sens, repérés comme tels, mis en relief dans le texte, comme sortis du texte pour devenir objets d'attention.

A l'école, c'est bien de cela qu'il s'agit : maîtriser la langue, la sortir de sa capacité de désignation pour la transformer en objet de désignation. Avec Ponti, chaque fois, le tour est joué et bien joué !

Dans Flon-Flon et Musette (29), tandis que l'histoire progresse pour évoquer une guerre civile qui va séparer deux amis, la construction d'une phrase anticipe, sur la fracture annoncée, le rejet de chaque protagoniste dans son camp respectif : "Quand je serai grand, je me marierai avec Musette", disait Flon-Flon. Et Musette ajoutait : "Quand je serai grande, c'est Flon-Flon qui sera mon mari !"

Et chez Arnold Lobel (30), longtemps les ressorts essentiels de l'intrigue resteront mystérieux, s'élaborant peu A peu, A condition de savoir réunir des indices éparpillés, de les combiner avec des éléments du texte, des éléments hors texte et faire surgir un sens qui longtemps cheminera dans la tête du lecteur, caractéristique de ces grands textes, de ces classiques qui, selon Italo Calvino, sont des livres qui n'ont jamais fini de dire ce qu'ils ont A dire.

Entrer dans un récit, suivre une histoire oui, mais aussi garder un œil sur l'écriture, la mise en texte, la mise en images dans les albums : pourquoi l'auteur se livre-t-il A un tel travail de découpage dans Le Petit Roi des Fleurs ? (31) Comment Chris Van Allsburgh s'y prend-il pour, A la dernière page, nous ramener forcément A la première page ? (32) Et Anthony Browne dont nous avons déjA parlé ? (33)

5. Lire consiste A traiter des éléments linguistiques dans les relations qui les lient : il faut apprendre A devenir lecteur sur des textes longs et par des lectures réitérées.
Cela amène A choisir des livres dont les textes ne sont pas simplifiés pour faciliter le traitement de segments courts (phrases simples, paragraphes courts ne comportant qu'une idée A la fois…) mais des textes au long cours qu'on apprenne A lire dans l'espace et la durée de leur discours, leur ampleur, leurs liens secrets et leurs relations manifestes avec d'autres livres. Très jeunes, les enfants, parce qu'ils sont "naturellement" des relecteurs, apprécient les parcours étendus, les retrouvailles avec des textes qui n'ont jamais fini de livrer leurs mystères : « toute relecture d'un classique est une découverte, comme la première lecture » (34). Quelques livres jouent le jeu et se prêtent A des lectures intensives et extensives : c'est le cas, par exemple des contes mais aussi, parmi les œuvres récentes, de L'arbre sans fin de Claude Ponti, des livres de Grégoire Solotareff (35) ou, pour les plus âgés, des textes comme Les derniers géants (36), Ohé capitaine ! (37)ou, parmi les documentaires, certains textes de la collection Patte A patte (38) ou des revues comme La fourmi verte ou Petite fourmi (39) qui tentent, dans des conditions économiques difficiles, de maintenir des exigences d'écriture et donc de lecture savante.

6. Lire consiste aussi A savoir faire des choix dans la production et donc de connaître la production éditoriale dans ses options idéologiques et économiques.
Dans un excellent article sur Claude Ponti (40), Serge Martin attire l'attention sur la manière dont Claude Ponti "joue" avec les codes barre en 4ème de couverture, reliant de façon claire toute œuvre artistique au marché qui la contraint. L'édition est une activité commerciale soumise A des règles économiques drastiques (41) dont on doit s'informer pour affirmer ses choix, sélectionner ses soutiens, refuser de se laisser imposer une consommation uniquement liée aux lois du profit.

Le travail régulier au niveau du signifié comme du signifiant agit considérablement sur la capacité de discernement des lecteurs et des médiateurs du livre : « La signification ou plutôt les significations, historiquement et socialement différenciées d'un texte, quel qu'il soit, ne peuvent être séparés des modalités matérielles qui le donnent A lire A ses lecteurs. » (42)

Il n'est pas indifférent de travailler sur un album selon que le texte est invariablement réparti A côté de l'image, en dessous ou A côté, ou selon que le texte est morcelé comme un éclat de sens (comme dans Le livre épuisé de Frédéric Clément, Ipomée).

Il n'est pas anodin de construire des albums où textes et illustrations sont également mis en pages, ensemble et séparément afin de révéler des sens inépuisés (43) et il est trop rare d'avoir affaire A des œuvres qui contiennent matériellement et sémantiquement tant de sens ouvertement offerts (44), A des œuvres qui proposent, en même temps que l'écriture, ses mécanismes et ses origines. (45) A ce titre, tous les albums des éditions du Rouergue sont riches de jeux intimes entre le texte et l'illustration dans des mises en page, elles-mêmes sources de sens. (46)

On comprendra aisément que la multitude de critères A prendre en compte nécessite de l'aide, des aides diversifiées et appropriées aux besoins individuels (des lecteurs, des parents) et collectifs (des classes, des centres de loisirs…) Le recours permanent le plus sûr est toujours la bibliothèque de son quartier ou de sa ville, les professionnels connaissant aussi bien les livres qu'ils connaissent les enfants mettent au service de tous disponibilité et compétences. En dehors de ce lieu, les librairies représentent elles aussi une source d'informations et de conseils quand leur personnel est formé. Certaines sont regroupées dans une association qui distribue gratuitement une revue Citrouille. (47)

C'est dans ces librairies qu'on trouvera aussi des catalogues gratuits qui sont de véritables outils pédagogiques (classement des livres par thèmes, par titres, par auteurs…) en sachant que d'autres aides existent parmi lesquelles des revues (48) et des livres. (49)

7. Enfin on lit d'autant plus volontiers qu' "on a un marché sur lequel on peut parler des discours concernant les lectures." (50)
Parler des livres avec ses enfants, de leurs livres mais aussi des livres qu'on aime, (51) c'est construire socialement le besoin de lire que l'école aura alors tout "loisir" d'entraîner et de satisfaire. Ces sociabilités de lecteurs sont indispensables pour établir et consolider un statut de lecteur. Car le plaisir de lire est, lui aussi, un choix éducatif qui dure toujours (52) A condition de multiplier et de diversifier les instants qu'on lui consacre ensemble. A



notes
(1) Ministère de l'éducation nationale, Direction des écoles, 1 001 livres pour les écoles.
(2) AFL, Les BCD, Dossier n°3 des actes de lecture, 1993 et Une BCD aux cycles 1 et 2, Théo-Prat' n°1, 1995.
(3) CHAUVEAU Gérard et ROGOVAS-CHAUVEAU Éliane, Comment l'enfant devient lecteur, Retz, 1997.
(4) BAUTIER Élisabeth, De quoi parle-t-on ?, Le Français aujourd'hui n°120, décembre 1997, p.21.
(5) BOUJON Claude, Un beau livre, École des Loisirs.
(6) BOUJON Claude, Le crapaud perché, École des Loisirs.
(7) CHAUVEAU Gérard et ROGOVAS-CHAUVEAU Éliane, Apprendre A lire, une acquisition sociale et culturelle, Résonances n°8, avril 1998, p.9
(8) FELIX Monique, Histoire de la petite souris qui était enfermée dans un livre, La deuxième histoire de la petite souris, Gallimard.
(9) DEDIEU Thierry, Le mangeur de mots, Seuil.
(10) FOUCAMBERT Jean, La lecture feuilleton, un closure de texte ou comment penser l'absence, Théo-Prat n°3, AFL, 1997.
(11) STEHR Frédéric, Coin-Coin, École des Loisirs.
(12) HOLZWARTH Werner et ERLBRUCH Wolf, De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, Milan.
(13) GOFFIN Josse, AH !, Réunion des Musées nationaux, 1991.
(14) DENHIERE et BAUDET, Lecture et compréhension de textes et sciences cognitives, PUF, 1992.
(15) CORENTIN Philippe, L'Afrique de Zygomar, École des Loisirs.
(16) YOUNG Ed, Sept souris dans le noir, Milan.
(17) LIONNI Léo, Petit Bleu, Petit Jaune, École des Loisirs.
(18) DEDIEU Thierry, Yakouba, Seuil.
(19) ROSEN Michael, La chasse A l'ours, Ouest France.
(20) DUMAS Philippe, Les contes A l'envers, École des Loisirs.
(21) BROWNE Antony, Tout change, Kaléidoscope.
(22) STEHR Frédéric, Les trois petites cochonnes, École des Loisirs.
(23) DOUZOU Olivier, Loup, Le Rouergue.
(24) PONTI Claude, L'arbre sans fin, L'écoute aux portes, Okilélé, Le nakakoué, La tempête, Le mange-poussin, La tempêteuse, Le dompteur des taches, etc. etc.
(25) PIQUEMAL Michel, On s'aimera toujours, Syros.
(26) RASCAL et JOOS, Le voyage d'Oregon, Pastel.
(27) FOUCAMBERT Denis, Compétences et performances en lecture, Résonances, avril 1998, p.7.
(28) DOUZOU Olivier, Jojo la mâche, Le Rouergue.
(29) ELZBIÉTA, Flon-Flon et Musette, Pastel.
(30) LOBEL Arnold, Hulul, Oncle éléphant, École des Loisirs.
(31) PACOVSKA Kveta, Le petit roi des fleurs, Pastel.
(32) VAN ALLSBURGH Chris, L'épave du zéphir, Le balai magique, Les mystères d'Harris Burdick..., tous A l'Ecole des Loisirs.
(33) BROWNE Antony, Tout change, École des Loisirs.
(34) CALVINO Italo, Pourquoi lire des classiques, Points Seuil.
(35) SOLOTAREF Grégoire, Le diable des rochers, Moi petit, toi grand, Loulou, etc. tous A l'École des Loisirs.
(36) PLACE François, Les derniers géants, Casterman.
(37) DESAILLY Thierry, Ohé Capitaine, Milan.
(38) La collection Patte A patte, chez Milan, traite d'un animal A la fois : La girafe, sentinelle de la savane (Cf. A .L. n°61, mars 98, p.18), Le flamand prince de la Camargue, La chouette amie de la nuit...
(39) La Fourmi verte (6/12 ans) et Petite fourmi (4/7 ans) sont édités par les Éditions de la Fourmilière, BP 54, 63202 Riom Cedex.
(40) MARTIN Serge, Ponti, De la répétition au rythme, Le Français Aujourd'hui, n°118, juin 1997.
(41) BOUVAIST J.Marie, Les enjeux de l 'édition avant l'ouverture du grand marché européen, 1991, Centre de Promotion du Livre de Jeunesse, 3 rue François Debergue, 93100 Montreuil.
(42) CHARTIER Roger, Culture écrite et société, Albin Michel, 1996.
(43) SENDAK Maurice, Max et les maxi-monstres, École des Loisirs.
(44) ALLBERGH Janet et Allan, Le gentil facteur ou lettres A des gens célèbres, Albin Michel.
(45) FRANEK Claire, Qui est au bout du fil ?, Le Rouergue.
(46) Éditions du Rouergue, Navratil, Icare, Tour de manège, En t'attendant...
(47) Citrouille, 12 Allée de la roselière 38240 Meylan. (En 1996, 2 librairies spécialisées pour la jeunesse existaient A Strasbourg : La Bouquinette 28 rue des juifs et La Chouette, 4 rue des frères.)
(48) La revue des livres pour enfants éditée par le Centre National du Livre pour Enfants, 8 rue St Bon 75004 Paris mais aussi Lire pour comprendre spécialisé dans les documentaires.
(49) Les contes A l'école, la poésie A l'école, collection dirigée par Serge et M.Claire MARTIN (également auteurs) chez Bertrand Lacoste. Ils avaient participé aussi A l'écriture d'un livre très intéressant, Les indiscutables, 99 livres pour bâtir une BCD, CDDP du Val d'Oise, Bâtiment Jacques Lemercier, 5 avenue de la palette, 95000 Cergy. Dans un autre CRDP, un très bon livre sur des activités autour du livre : D'album en album, Roger SAVAJOLS et Annie WEDEMEYER, CRDP de Créteil, 20 rue Danielle Casanova, 94170 Le Perreux. Suivre aussi de très près, dans ce CRDP et ailleurs, les productions de Jean PERROT, auteur de Du jeu, des enfants et des livres, Cercle de la Librairie.
(50) BOURDIEU Pierre, (sous la direction de Roger Chartier) Pratiques de lecture, Rivages.
(51) Quelques livres qui, pour les adultes, évoquent entre autre le rapport aux livres, A la lecture : SEPUVELDA, Le vieux qui lisait des romans d'amour, Métaillé. SHLINK Bernard, Le liseur, Grasset. SKARMETA Antoine, Une ardente patience, Seuil. JEAN Raymond, La lectrice, Actes Sud, Sonietchka, Gallimard.
(52) MOELO Hervé, Les enfants respirent le même air que nous, A.L. n°60, déc.97, p.80.


Pour Claude Ponti, voir dans le présent numéro Ponti ou lorsque la démesure devient la bonne unité d'analyse.

Yvanne CHENOUF