La lecture experte
Extrait du Théo-Prat numéro 6 "la leçon de lecture au cycle 3", pages 14 et 15

 Une lecture d'enseignants

Lecture experte, l'expression fait craindre la prétention, la redondance. On pourrait ne parler que de lecture, art de pénétrer le sens d'un texte, acte de lire mais cet acte est tellement associé au simple déchiffrement, ce pauvre moyen de faire rendre du son aux signes, que nous nous sentons obligés d'ajouter l'adjectif expert qui vient d'expérior : essayer, mettre à l'épreuve, risquer, apprendre par l'expérience. Vue sous cet angle, l'expression est acceptable qui suggère qu'on ne devient expert qu'au bout de nombreuses lectures, de maints essais, soumettant ses savoirs à l'expérience, à d'autres lecteurs, à d'autres... lectures.
"Chacun construit sa lecture à partir de sa culture, de son vécu" explique Marie-Claude Doquet, professeur de lettres classiques. C'est une question d'acquis ? "Oui, partiellement, son rôle est comparable à celui des 80%. La démarche du lecteur part de ce qu'il entrevoit ou ressent au premier contact." C'est une affaire de sensibilité ? "Sans doute, poursuit M-C. Doquet, car la lecture n'est pas seulement une expérience intellectuelle même si des outils d'analyse permettent de justifier ses impressions. Le choix de ces outils est fonction du texte, et ici la part de l'habitude est grande : on apprend à lire en lisant..." Nul modèle, nul carcan dans ce qui suit : juste une démarche possible sans oublier que "les livres n'ont pas été écrits pour des philologues. Ils sont d'abord goûtés tout simplement. (...) L'interprétation réflexive est une activité tard venue, et qui a tout à gagner si elle garde en mémoire l'expérience plus directe qui la précède." L'analyse comme valeur ajoutée à la prime impression.

 

 
     

 Regarder le texte

L'examen du support, de la mise en page découvre un premier réseau de signification :
- Un texte de théâtre, un poème se reconnaît souvent à première vue.
- Un texte peut être monolithique ou découpé en paragraphes plus ou moins nombreux et équilibrés. Une scène comporte des répliques plus ou moins longues. Un poème est observable par la longueur des vers, le type des strophes, la présence, l'absence de rimes.
- Des effets typographiques devront être pris en compte : les guillemets peuvent indiquer des citations, du discours rapporté ; des didascalies ou indications de l'auteur dans une scène, sont souvent en italiques... Ces variations de volume ou de typographie ont de l'importance : "[les textes] (...) transmettent une information sur leur mode d'emploi. (...) un texte à longs paragraphes s'adresse à un public plus choisi qu'un texte découpé en petits paragraphes. Cela repose sur l'hypothèse qu'un public plus populaire [ou plus jeune NDLR] demandera un discours plus discontinu etc. Ainsi, l'opposition entre le long et le court (...) est une indication sur le public visé (...) Autre exemple (...) celui de l'italique (...) Tous les signes qui sont destinés à manifester l'importance de ce qu'on dit, de ce qu'on a à dire au lecteur "là, il faut faire attention à ce que je dis", la capitalisation, les titres, les sous-titres etc., qui sont autant de manifestations d'une intention de manipuler la réception. Il y a donc une manière de lire le texte qui permet de savoir ce qu'il veut faire faire au lecteur."
- La ponctuation (abondante, variée, rare, absente parfois en poésie) est à observer. C'est la respiration du texte, son rythme en dépend, il varie souvent d'une partie du texte à l'autre.

 
 
     

 Se mettre à l'écoute du texte

Quelle(s) voix se donne(nt) à entendre ? Qui parle ? Généralement, dans un poème, c'est l'auteur. Dans le roman, la question de l'énonciation est plus complexe.
- Parfois l'auteur s'exprime à la première personne mais déjà, il faut nuancer et identifier écrivain, narrateur, héros : Philippe Delerm fait parler l'enfant qu'il a été. Quelle est alors la part de l'enfant, celle de l'adulte ? Ici, le narrateur (l'écrivain jeune) est aussi le héros, ce que confirme l'utilisation du présent : J'aime bien me lever le premier dans la maison.
- Souvent un romancier n'intervient pas directement dans son récit. Cet auteur, hors-texte, peut tout connaître du passé, du milieu de vie ou des pensées des personnages : il est dit omniscient. - Il peut ne présenter que ce qu'un observateur extérieur pourrait voir et entendre : point de vue ou focalisation externe. C'est le cas, par exemple des italiques dans "Dernier Rayon" (voir p.55 et suivantes).
- Philippe Delerm adulte, s'efface du texte en faisant découvrir la maison et ses habitants uniquement à travers les pensées et les actions de l'enfant : focalisation interne.
Parfois, dans le même texte, il y a changement de focalisation : on assiste à la scène tantôt à travers les yeux d'un personnage extérieur, tantôt à travers les yeux d'un personnage du texte. Ces choix peuvent être lourds de sens et demandent commentaire.
Interviennent aussi les voix des personnages au théâtre ou dans certains textes narratifs.
Attention au discours rapporté direct ou indirect. Ce dernier est parfois difficile à déceler.
De plus il y a superposition lorsqu'un personnage s'adresse à un autre, et qu'à l'arrière-plan l'auteur écrit à l'attention du lecteur. Examiner la structure, la progression du texte.
Observer l'ouverture et la clôture du texte. Comparer, évaluer la progression entre eux.
Regarder le moment intermédiaire.
Chercher sa spécificité par rapport à l'ensemble.
Les alinéas attirent l'attention sur le découpage du texte, ses thèmes. Dans le texte de Delerm, le présent d'habitude n'évoque pas un épisode précis mais des aspects du bonheur quotidien du narrateur-héros : lever solitaire, rappel par contraste des levers d'hiver, promenade dans la nature.

   
     
 Orienter sa recherche à partir de critères

Texte narratif : focalisation (interne, externe). Rôle des personnages (à l'origine de l'action ou bénéficiaires, héros, adjuvants ou opposants). Type d'épisode (début, péripétie, dénouement, sanction... ).
Texte théâtral : didascalies, prises de paroles, rythme des répliques, langage de chaque personnage... Si possible, place dans le déroulement de l'action.
Poème : sa forme, ses moyens de suggestion, rythmes, sons, images, connotations...

   
     
 Effectuer une relecture systématique de détails

À partir de ce qui se dégage des points précédents, tenter d'établir des axes de lecture et opérer une relecture systématique de détail. Ne jamais se contenter de relevés, interpréter. Une liste de résultats ne permet pas de lire. Établir des cohérences à partir des domaines suivants :
- vocabulaire, champs lexicaux ;
- valeur des temps ;
- figures de styles (images, emphases ou atténuations, insistances... ) ;
- types de phrases : brèves, longues ; simples, complexes ; plus ou moins ponctuées, interrogatives, exclamatives... syntaxe ;
- rythmes, sonorités.