La lecture, une affaire communautaire
Jean Foucambert, 1983

Il n’y a pas d’événement qui puisse se comprendre si on l’isole de la réalité sociale observée dans son extension et sa durée. Les rapports des individus à la langue écrite n’échappent pas à cette règle : il serait dérisoire, pour saisir ce qui se joue aujourd’hui à propos de la lecture, de s’en tenir à des considérations techniciennes centrées sur l’école.


 La lecture, une réalité sociale

En Europe, le XIXème siècle a connu une formidable mutation du monde industriel avant la création de l’école actuelle.

C’est à ce moment que débute le transfert des populations rurales vers des villes qui n’étaient pas aptes à les accueillir. Les ‘transplantés’ ont perdu l’infrastructure communautaire qui régissait le monde rural, l’organisation de la vie quotidienne, individuelle et collective, les rapports interpersonnels, l’éducation des jeunes, les valeurs sociales, etc. Propulsés dans des situations pénibles et précaires, ils n’ont eu d’autres ressources que d’inventer et d’autres traditions que d’espérer. C’est sans doute pourquoi ce XIXème siècle apparaît comme une jaillissante période de créativité populaire et de tentatives insolentes pour enfanter un monde nouveau auxquelles la bourgeoisie n’a pu imposer le silence que par une violence dont l’écrasement de la Commune n’est que l’épisode le plus sanglant.

Le développement industriel exigeait une qualification nouvelle de la main d’œuvre. L’échange oral, bien adapté à la taille et à la nature des communautés rurales, ne suffisait désormais ni dans le travail ni dans l’organisation de la vie urbaine. Pour être rentable et pour survivre, l’ouvrier, déraciné ou de passage, devait pouvoir prendre des informations individuellement. L’essor technique exigea alors que des moyens simples d’accès à l’écrit soient rapidement greffés sur des individus jusqu’ici plongés dans des relations à portée de voix. Il est vrai que l’école du village dispensait quelques rudiments de ce recours mais davantage tournés vers des commodités domestiques, religieuses ou commerciales. Mis à part quelques baux et quelques contrats, l’usage de l’écrit, fort rare, consistait à signer et à consigner des indications de prix, de quantité, de date, etc. Il importait beaucoup plus de savoir inscrire pour se souvenir que de savoir lire pour comprendre. Le monde industriel va, lui, avoir besoin de travailleurs et de citoyens capables de tirer une information à partir d’écrits dont ils ne sont pas les auteurs. Ce sera la mission de l’école.

On méconnaît aujourd’hui l’importance du conflit qui opposa les organisations ouvrières et la république naissante au sujet d’un projet d’école. Le monde prolétaire a lutté pour que l’éducation des enfants de milieu populaire ne soit pas confiée à la bourgeoisie. Une école payée par l’état, oui, mais où le projet éducatif sera décidé par ceux-là mêmes qui en feront l’outil de leur promotion collective. Il a fallu littéralement saigner le mouvement ouvrier pour que Jules Ferry impose son projet à la fois à la gauche populaire et à la frange rurale de la droite. Dès lors, il devenait possible de perfectionner l’outil de production en transmettant aux travailleurs un moyen de se ‘débrouiller’ avec un peu d’écrit. Toutefois, une saine gestion imposait que cet investissement ait des effets rapides et au moindre coût. Le monde occidental a su tirer parti du caractère alphabétique de ses langues écrites. 

 
     
 Lecture et déchiffrement

Il est également nécessaire de retenir quelques faits concernant l’écrit et la lecture. Partout, l’écrit est initialement, fonctionnellement, historiquement une organisation de signes pour les yeux. Certaines civilisations ont perfectionné ce langage purement visuel ; d’autres ont eu le souci de lui ajouter le pouvoir de coder, non plus directement une signification (ce qu’il continuera évidemment d’assurer), mais également les sons du langage oral, sans toutefois, pour des raisons essentielles, s’y subordonner complètement. On voit ainsi se développer en parallèle deux types d’écrit : w un écrit qui est essentiellement un système de signes interprétables avec les yeux et qui, de ce fait, peut être commun à des civilisations ou à des peuples de langues orales différentes ; w un écrit qui reste toujours un langage pour l’œil mais qui, grâce à l’alphabet, veut être également un système de codage des sons, ce qui l’associe alors à une seule langue orale.

Ces deux types d’écrit peuvent être ‘lus’. Quelqu’un, à partir de son questionnement, explore un texte, anticipe, recherche et prélève des indices visuels afin de l’interpréter, d’établir une signification en rapport avec son attente. Cet ensemble de processus très complexes qu’on décrit sous l’appellation lecture  met en jeu, tout à la fois, des stratégies visuelles, psychologiques et linguistiques assez semblables, aux particularités près de chaque système, pour toutes les langues écrites. Toutefois, les écritures idéovisuelles n’autorisent qu’un seul type de traitement qui donne directement accès à l’élaboration d’un sens : l’oral que le lecteur peut (dans la langue de son choix) produire sera le fruit d’une interprétation.  Les écritures alphabétiques offrent, elles, deux possibilités : être prononcées avant d’accéder à leur signification ; être traitées de la même manière qu’une écriture idéovisuelle.  

Tout le monde convient que ces deux voies mettent en jeu des processus fondamentalement différents et que des recours fréquents à l’écrit dans les situations les plus ordinaires requièrent la voie directe : c’est sa maîtrise qui est, aujourd’hui, l’objectif  incontournable de l’apprentissage de la lecture. En revanche, les pédagogues divergent sur le moyen de l’enseigner. Est-elle dans le prolongement naturel de la voie indirecte qu’enseigne l’alphabétisation ou est-il plus efficace de l’aborder directement ? Débat récurrent dans tout enseignement linguistique de savoir si une langue cible s’acquiert mieux par traduction ou par immersion… Aussi bien en compréhension des textes qu’en plaisir de les lire, si on en juge aux résultats des élèves entrant en sixième, le déchiffrement alphabétique par lequel on les a fait rencontrer l’écrit ne leur permet pas d’y recourir au-delà d’un simple dépannage ! Ce qui pouvait paraître suffisant, il y a un siècle dans la logique du taylorisme et de la division du travail n’a plus aucune légitimité pour le développement de sociétés qui se veulent démocratiques. L’enjeu pour l’école change de niveau...

Lecture et déchiffrement ne s’apprennent pas de la même manière. En chinois comme en français, il faut de trois à cinq ans pour devenir lecteur, pour peu que le milieu offre des circonstances favorables et que les rencontres soient fréquentes avec des écrits variés auxquels il est gratifiant d’attribuer une signification. Dans tous les cas, les stratégies de lecture proviennent d’un cheminement spécifique et personnel qui les assimile à un apprentissage linguistique. Encore faut-il ajouter que langage oral et langage écrit ne donnent pas accès aux mêmes modes de pensée. Ils sont, comme tout langage, des outils intellectuels qui ne servent en aucun cas à la même chose et il n’y a que des pertes en matière de créativité humaine à subordonner la rencontre de l’un à l’autre.

PASSÉ  ET  PRÉSENT  DE  L’ÉCOLE
En rapprochant ces faits, on comprend pourquoi la bourgeoisie du XIXème siècle qui souhaite, au prix d’un investissement raisonnable et sans risque politique, moderniser son outil de production a fait le choix, et le bon choix, de l’alphabétisation. Il lui reste à s’en donner le moyen. Ce sera l’école. Nous vivons, aujourd’hui, sur une institution conçue pour répondre prioritairement aux impératifs de l’alphabétisation. Il faut constamment conserver ce fait à l’esprit pour juger de son désarroi lorsqu’on la sollicite pour un autre projet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Notons que la lecture peut également aboutir à la production d'un oral, mais après l'accès au sens, avec un décalage souvent très court, alors que le déchiffrement produit d'abord de l'oral afin d'accéder au sens.

     
 Lalphabétisation

Alors que la lecture ne peut s’apprendre – comme tout langage – que par l’immersion dans l’écrit, par l’échange, par la communication et la multiplication des relations fonctionnelles entre l’écrit social et le monde réel, le déchiffrement s’enseigne selon une progression méthodique qui va du simple au complexe. Alors que la lecture ne peut s’apprendre qu’en lisant au sein d’un milieu hétérogène d’utilisateurs d’écrit ayant des compétences différentes, le déchiffrement s’enseigne dans un groupe homogène d’enfants au même stade face à un adulte. Le modèle de l’école mutuelle, favorable à l’apprentissage par interaction entre pairs, sera violemment rejeté et on imposera le système frontal d’une classe d’enfants semblables par l’âge ou le savoir, n’ayant entre eux aucune relation fonctionnelle et recevant simultanément le même enseignement. On utilisera les méthodes qui combinent entre eux les éléments simples pour obtenir, de manière systématique, des syllabes, puis des mots, puis des phrases qu’on fera dire à voix haute. La séance ânonnée de « lecture » franchira toutes les années de la scolarité en conservant son aspect oral et collectif. Elle est le symbole même de l’école dès la troisième République. Ce choix des méthodes synthétiques a rejeté dans l’oubli réflexions et démarches qui, au fil des temps, s’étaient directement préoccupées de lecture. Lorsque, cinquante ans plus tard, ce courant va timidement réapparaître, le verrouillage idéologique, tout autant que la répression, vont se mettre en place : il n’est pas un passant, ignorant par ailleurs tout de l’école et de la lecture, qui n’invoque aujourd’hui la méthode globale pour expliquer la baisse de l’orthographe, les échecs scolaires, la perte du sens de l’effort, la dégradation des mœurs, etc. Pourquoi ces a priori se maintiennent-ils ?
C’est que le projet d’alphabétisation implique des visées sociales et politiques différentes de celles d’un projet de lecturisation. S’il était nécessaire pour le développement économique que les travailleurs sachent prendre quelques informations avec l’écrit, il n’était pas souhaité par tous qu’ils établissent avec lui des rapports intellectuels plus élaborés. La lecture était un privilège social. Doit-elle le rester ?

   
     
 La logique de l'école

L’école a donné une âme nationale à des individus orphelins de leur communauté. Elle a diffusé une morale pour remplacer les valeurs religieuses. Elle a « écrémé » les milieux populaires des éléments les plus dociles pour en faire des agents intermédiaires et des instituteurs. Elle a suscité une philosophie de la réussite individuelle fondée sur le mérite scolaire afin de mieux refouler le spectre de ce que pourrait être la promotion collective. Elle a injecté dans la production les 80% de la population dont elle avait besoin après les avoir alphabétisés et a orienté les autres, parce qu’ils étaient lecteurs, vers le savoir et le pouvoir. Il a fallu un siècle pour découvrir que cette sélection ne devait rien au mérite. La division entre lecteurs et déchiffreurs coïncide avec l’origine sociale, avec un environnement familial et avec des pratiques culturelles. On comprend aujourd’hui que l’école est là pour alphabétiser ceux qui ne seront pas lecteurs et que ceux qui le seront ne le devront guère à l’école. Le certificat d’études primaires et l’examen d’entrée en sixième illustreront, entre 1945 et 1960, ces deux filières. Au C.E.P., le rapport à l’écrit compte pour le vingtième des points : il est interdit d’interroger le candidat sur ce qu’il a compris ; seule, doit être appréciée la correction de l’oralisation d’un court texte. A l’entrée en 6ème, avec des enfants plus jeunes de 3 à 4 ans, le rapport à l’écrit compte pour la moitié des points ; dix fois plus. Il est apprécié par une étude de texte, nécessairement silencieuse, où seule importe l’élaboration critique d’une signification. Déchiffreurs, d’un côté ; lecteurs, de l’autre... Est-ce cela qu’on veut toujours ?

   
     
 La crise de l'école actuelle

La guerre a permis au capitalisme de franchir une étape importante de sa croissance et de restructurer appareil de production et système social sur des bases nouvelles. L’emprise du secteur tertiaire, le rôle croissant des immigrés, le développement technologique dans la vie quotidienne, l’essor de l’information audiovisuelle ont profondément modifié les caractéristiques souhaitables de la masse des travailleurs. Le présent oscille entre deux attentes contradictoires : d’une part, l’extension d’un meilleur rapport à l’écrit, comme en témoigne la décision de faire entrer tous les enfants en sixième ; d’autre part, l’abandon du rapport à l’écrit pour le plus grand nombre et son remplacement dans les fonctions de marquage et de repérage de la vie quotidienne par des dessins, des symboles, des pictogrammes, l’écrit pouvant, le cas échéant, jouer ce rôle, comme on l’observe à la manière dont les immigrés se dirigent dans le métro. Ce qui est certain, c’est que le comportement alphabétique devient un superflu. Tant que l’écrit demeurait le seul moyen de conserver l’oral, le rapport alphabétique était nécessaire mais il devient peu utile dès lors que l’oral traverse le temps et l’espace. Téléphone, radio, télé, magnétophone, disque, « sono » géante ont fait mesurer la fragilité des conduites alphabétiques. Dans les pays les plus développés, aujourd’hui, le pourcentage de gens redevenus analphabètes par non emploi de ce savoir laborieusement édifié à l’école ne cesse de croître : plus de 15% en France, 20% aux États-Unis... Pendant cent ans, l’alphabétisation aura bien joué un rôle essentiel pour le progrès technique en permettant au plus grand nombre d’utiliser l’écrit sans avoir à devenir lecteurs. Aujourd’hui, ce rapport utilitaire à l’information véhiculée par l’écrit est, pour eux, beaucoup mieux satisfait par d’autres médias. L’ère de l’alphabétisation est incontestablement en train de s’achever. Mais pas le rôle de l’écrit comme outil de théorisation. Une démocratie peut-elle durablement se satisfaire de si peu de lecteurs ?

   
     
LA LECTURE, L'ECOLE ET LA DEMOCRATIE
   
     

 1 L'avenir de l'écrit

L’écrit, désormais déchargé par les médias modernes des fonctions de conserve de l’oral, ne présente plus d’intérêt s’il continue d’être exploré avec des stratégies qui le transforment en oral. En revanche, utilisé pour ce qu’il est, grâce à la lecture, il ouvre plus que jamais – notamment grâce à de nouveaux supports – sur un constituant spécifique et irremplaçable de l’activité humaine. La diversité et la qualité des livres, des revues et des journaux en fournissent des preuves suffisantes. Et le journal télévisé un contre-exemple révélateur : les informations qui y sont données tiendraient sur moins de la moitié d’une page d’un quotidien ! Or, ces informations sont sélectionnées par ces lecteurs véloces que sont les journalistes parmi une avalanche de dépêches ; quelques-unes vont être retenues pour être magnifiées par l’image, d’autres seront simplement lues à des téléspectateurs qui regarderont quelqu’un les dire. Pendant la durée de ses actualités, chacun aurait pu avoir accès à 10 ou 30 fois plus d’informations, si elles avaient été écrites, parmi lesquelles il aurait, librement, fait son propre choix.
Cet exemple ne condamne pas la télévision mais montre qu’un bon et un mauvais lecteur ne la regardent pas de la même manière : il permet de sentir ce que les technologies de l’intellect ont de complémentaire donc d’irremplaçable. Si l’une vient à manquer, les autres se dénaturent. Les prévisions de Mac Luhan (de la galaxie Gutenberg à la galaxie Marconi) s’appuient sur une évidence : l’écrit n’offre d’intérêt que pour des lecteurs sachant lire entre les lignes à la recherche de l’implicite, du non-dit.

   
     
 La "lecturisation"
et le développement de la lecture

La lecture qui, seule, permet ce rapport expert à l’écrit, représente un enjeu essentiel de la vie démocratique dans les domaines sociaux, techniques, culturels et politiques. Cet enjeu traverse contradictoirement les questions scolaires. Les conservateurs, après avoir misé sur l’école pour améliorer l’outil de production, abandonnent progressivement un investissement coûteux et fondent à présent leur pouvoir sur d’autres conditionnements. Les  progressistes s’efforcent encore de croire à la vertu émancipatrice de l’école mais en sous-estimant l’implacable cohérence qui la lie au projet politique qui l’a vue naître. Techniquement, l’école n’a plus aucune raison de continuer d’être l’instrument d’alphabétisation qu’elle a été. Comment l’aider à devenir autre ? Au sein des mouvements pédagogiques, sous l’égide de la recherche ou de manière spontanée, des expériences et des innovations se sont multipliées, souvent d’ailleurs, en s’affrontant, afin de transformer le rapport à l’écrit. On peut globalement considérer que la plupart d’entre elles n’ont pas produit ce qu’elles annonçaient. Trois séries de causes peuvent éclairer ce paradoxe.

L’effort de perfectionnement pédagogique est incontestable. Mais l’école raffine des méthodes pédagogiques dont on aurait eu besoin il y a cent ans. Dans la volonté de changer pour que rien ne change, on s’épuise à vouloir que le déchiffrement – base de l’alphabétisation – reste la pierre angulaire de la lecture. Pour obtenir d’autres résultats, l’école devra bien questionner ses pratiques historiques. Or, pour l’instant, 95 % des instituteurs et la quasi-totalité de ceux choisis pour les former et les inspecter font toujours confiance à l’alphabétisation et moins de 2% des élèves peuvent vivre leur scolarité au sein d’une équipe éducative cohérente sur un projet de lecturisation.

L’école n’a pas la possibilité de changer tant qu’une demande sociale différente ne se fait pas entendre. Il faut être clair : les enseignants qui, aujourd’hui, tentent autre chose  jouent dans le meilleur des cas avec la confiance des parents alphabétisés qui ne peuvent concevoir d’autre rapport à l’écrit que celui qu’on leur a enseigné. Les progressistes ne peuvent compter sur une évolution spontanée de l’opinion : leurs actions sont à conduire autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’école.

La lecturisation, c’est une autre école, non une super-école. Tout est cohérent aujourd’hui autour du projet d’alphabétisation : les formes architecturales, les espaces intérieurs, l’âge du début de scolarité, la division en années, le rôle préparatoire de la maternelle, l’emboîtement des programmes successifs, les classes homogènes, le redoublement, l’emploi du temps, le rythme quotidien des leçons et des exercices, le découpage du savoir en matières ou en disciplines, les tables alignées devant le tableau, l’art du maître pour conduire une interrogation collective, le monde édulcoré des manuels, le faire-semblant, l’indispensable motivation – comme s’il fallait ensucrer les viandes, demandait déjà Montaigne… Dans une autre école, le seul préalable à l’apprentissage de la lecture sera d’être le vivant questionneur de la complexité d’un monde qui utilise  lui-même l’écrit pour se comprendre et se transformer ! Changer le statut de l’apprenant…

   
     
 Descolarisation de la lecture
et éducation populaire

Comment aider l’école à ne plus faire école ? Sans transition et pour conclure, passons de cette juxtaposition de faits et d’ébauches d’analyse à l’énumération de quelques propositions d’action dont la légitimité pourrait être jugée à la lueur de ce qui précède.
A–  Les pays occidentaux ont épuisé l’intérêt de la phase d’alphabétisation qu’ils avaient abordée il y a un siècle et en fonction de laquelle ils ont organisé leur système scolaire.
B– Toutes les tentatives pour que l’école obtienne d’autres résultats que ceux pour lesquels elle a été conçue sont vouées à l’échec si elle ne se transforme pas fondamentalement.
C– La lecturisation est un enjeu capital pour tout processus de démocratisation, notamment en s’attaquant à la division entre travail manuel et intellectuel sur laquelle s’est opéré le développement économique du 19ème siècle.
D– Le processus de transformation de l’école viendra de la conjonction d’une attente sociale différente et des possibilités de réponses nouvelles que des innovations pédagogiques cherchent à esquisser.
E– Afin d’aider l’école à opérer sa mutation, il est essentiel que la communauté  qui la mandate partage  intimement avec elle des pratiques sociales et leur théorisation.
F– Il en sera de la lecture comme de tout autre comportement linguistique : si  son apprentissage s’enracine dans des pratiques sociales, alors l’école nouvelle pourra jouer un rôle essentiel d’aide communautaire et de réduction des inégalités familiales.
G– Le corollaire indispensable de la déscolarisation de la lecture conduit à fournir un effort considérable vers le corps social pour qu’il intègre au statut social de chaque individu  la nécessité des comportements complexes du recours à l’écrit.
H– Cette action d’éducation populaire doit se développer dans des instances multiples : entreprises, associations de quartier, groupes de loisirs, bibliothèques, formation permanente, médias, etc. Elle devra veiller à progresser du même pas dans trois directions :

- Développement des techniques de lecture et abandon des comportements alphabétiques.
– Multiplication des rencontres avec les formes diversifiées des écrits sociaux sur les lieux de citoyenneté, de production et de détente. Faire vivre les livres dans le quotidien.
– Réappropriation communautaire des pratiques éducatives.

Les modalités historiques de la transition de l’alphabétisation vers la lecturisation sont révélatrices des institutions qu’un système social choisit de se donner pour se perpétuer : en faire une affaire communautaire ou de subordination d’une classe à une autre. Ressent-on assez que le combat engagé aujourd’hui est tout aussi politique que celui mené, il y a 150 ans, entre le mouvement ouvrier et les classes dominantes à propos d’éducation ? C’est alors d’abord aux classes sociales qui ont besoin du changement de mettre l’école en situation de se transformer.

   
     

Article paru dans "Les Cahiers de l'Animation" 1983
n°40
puis dans les Actes de Lecture n
°3.