La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°60 décembre 1997 ___________________ Produire un support d'apprentissage Écriture et réécriture de lectures-feuilleton en grande section Amorcer une culture de l'écrit dès le plus jeune âge... Après L'histoire d'une écriture (Jacqueline Favreau. À.L. n°58, p.39) et Atelier d'écriture aux cycles 1 et 2 (Théo-Prat' n°4, coll. AFL), un autre témoignage. Depuis plusieurs années des projets autour de l'écrit sont conduits par des enseignantes de grande section maternelle des écoles Jean Pradier et Victor Hugo de Brioude en collaboration avec Brioude Ville Lecture et le Centre de Classes Lecture. Ces projets permettent aux enfants de découvrir, classer, utiliser et produire des écrits tels qu'ils fonctionnent en milieu social, de fréquenter les lieux et les professionnels de l'écrit, de se servir du texte chaque fois que son utilisation est pertinente, de prendre du plaisir À entrer dans une histoire, etc... Les deux classes participent chaque année À un séjour en commun au Centre de Classes Lecture, ainsi qu'À l'animation de la Semaine du Livre et de la Lecture qui offre un aboutissement À divers projets et leur propose aussi de nombreuses situations de lecture et d'écriture. Il s'agit donc d'un projet global qui vise À favoriser les apprentissages de la langue écrite en privilégiant tout autant la consolidation de la culture écrite dont doivent disposer les enfants, que l'acquisition de l'outil d'exploration des écrits. Cette dernière étant assurée pour l'essentiel par l'utilisation des lectures-feuilleton (suivie de l'entraînement sur ELMO International), chaque classe a décidé d'en écrire une pour les camarades de l'autre école, avec la complicité de Patrick Vendamme, écrivain jeunesse (Castor Poche, Syros), et de Sylvie Auzary-Luton, illustratrice (École des Loisirs). MISE EN PLACE DU PROJET Dès le mois de décembre, des contacts sont pris avec les professionnels sollicités pour préciser les conditions de leur participation. Les enfants découvrent pendant les premiers mois L'ours d'Élodie et La maladie d'Élodie (Théo-Prat' n°3), ils sont amenés À cette occasion À théoriser sur le fonctionnement de ce type d'écrit, ce qui rendra possible un réinvestissement de ces savoirs et savoir-faire au moment de la production future (épisodes, illustrations, couverture, déroulement de l'histoire, circonstances...). Une première rencontre avec Patrick Vendamme et Sylvie Auzary-Luton a lieu en février pendant le séjour de classe lecture après avoir découvert les livres et albums que l'un et l'autre ont édités. C'est l'occasion de faire des remarques sur les histoires, de poser des questions sur le travail d'écriture et d'illustration, occasion aussi de produire des dessins et des articles pour Le Cieloscope (voir Circuit-court et court circuit À.L. n°62 p. 40) quotidien des classes lecture). Extraits : " Patrick Vendamme est bien venu... Il a mangé au restaurant avec nous. Il était assis en face de Fernande, nous on était derrière lui. Après, on a installé les chaises et les couvertures en moitié de rond. Nous avons parlé de Képler, c'est un peu son chien, et Juliette un peu sa fille... mais pas vraiment ! Il invente les histoires. Nous, on lui a raconté "Képler est sorti ?" (1). On connaît aussi "Crottes alors !" (1) que les copains de Victor Hugo nous ont raconté. Patrick nous a montré des fiches sur Képler que Martine (2) avait dessinées. On a vu des changements. Il y a un petit problème avec Cécile (un des personnages). C'est une erreur, et nous À l'école on l'avait déjA remarquée : elle devrait être grande. On lui a posé nos questions. Il est écrivain, mais il a un autre travail, il s'occupe des enfants qui ne savent pas monter tout seuls dans le car. Il nous a lu une belle histoire et nous avons bien aimé qu'il vienne nous montrer ses livres. Plus tard, on va écrire une histoire avec Patrick. " Les enfants de l'école J. Pradier. " Sylvie Auzary-Luton. Elle est belle, elle a des cheveux longs et elle aime bien les sorcières parce qu'elle en peint beaucoup... et que ça ne lui fait pas peur ! Sandra aime bien l'histoire de Monstres et Croquemitaine. " Les enfants de l'école V. Hugo. ÉCRITURE DES HISTOIRES 1 - À l'école Jean Pradier Fernande Clavel, institutrice : "En mars-avril, les enfants ont réfléchi individuellement À une "belle" histoire, celle que chacun souhaiterait écrire. Pour fixer les idées, chaque enfant dessine les personnages principaux puis raconte son histoire À tous les autres. La maîtresse note lesmoments importants. Ce travail a été long mais intéressant dans les appréciations des auditeurs : "C'est trop long... trop court... trop confus... trop impossible !!!" Les enfants arrêtent leur choix et nous arrivons À deux histoires qu'ils aiment bien, celle d'un chien et d'un papillon, et celle de la dent d'Élodie (Élodie Picard, élève de la classe), histoire vécue pendant la classe lecture." Nous décidons d'écrire les deux ! Afin de faciliter l'écriture, nous préparons une grille correspondant au nombre d'épisodes prévus (idée des enfants), et dans chaque case nous inscrivons succintement le thème de l'épisode. Sur ce schéma sont écrites l'histoire du chien et du papillon (Max et Coquin), ainsi que la dent d'Élodie pour laquelle un épisode supplémentaire s'avère nécessaire pour terminer le récit. Maintenant, il faut choisir. Nous lisons, relisons. Les enfants racontent eux-mêmes, et c'est "La dent d'Élodie" qui leur sera très vite familière À tous. On vote pour choisir, le résultat est serré : 14 pour la dent d'Elodie, 12 pour Max et Coquin. Tous acceptent le choix et l'on travaille À l'illustration. Pour cela les enfants se répartissent en 7 groupes de 3 ou 4. Chaque groupe choisit un épisode et l'illustre. Ces illustrations seront la base du travail réalisé avec Sylvie Auzary-Luton. Ce travail a nécessité en mai 10 séquences dont la durée a varié suivant le contenu. 2 - À l'école Victor Hugo Cécile Dumas, institutrice : "Après la classe lecture et les vacances qui la suivent, il est plus que temps de s'atteler À la tâche. En effet, en seulement quelques semaines il faudra écrire l'histoire, la lire, la relire après que Patrick Vendamme l'aura corrigée. Les enfants savent ce que l'on attend d'eux. Avant de démarrer l'écriture, un retour est fait sur les deux lectures-feuilleton déjA travaillées, leur structure, etc.. Je fais remarquer que dans les deux cas il était question d'Élodie, donc il faut se demander À présent si dans leur histoire ils ont envie de parler d'Élodie ou non. Au vote, le non l'emporte. De qui va-t-on parler alors ? Les enfants émettent plusieurs idées : " On peut écrire l'histoire d'une petite fille, d'un petit garçon, d'une grande personne, d'un animal. " Nouveau vote, leur histoire sera celle d'un animal. Reste À déterminer lequel. Ils ont À choisir entre un chat, un chien, un lapin, une vache, un lion. C'est... le chien qui l'emporte. Spontanément Solène annonce : " Ce sera l'histoire d'un chien qui aurait perdu ses bébés. " Un autre corrige : " Alors, ce sera une chienne ! " Il lui faut un nom. Mille propositions sont faites. Je refuse les prénoms d'enfants. Certains proposent des noms habituellement relatifs À d'autres animaux (lapinou) et s'exposent aux critiques de leurs camarades. Finalement une élève propose Filette et les autres sont d'accord. Filou arrive naturellement, ce sera le papa des bébés. Le nom des chiens sera le titre de l'histoire. Sur la couverture, les enfants veulent le dessin des chiens et le titre. Il y aura 6 épisodes et une couverture. L'histoire est lancée, Filette a perdu ses bébés et en toute logique elle est triste et part donc À leur recherche. Le thème de la perte de "l'objet" cher renvoie bien sûr À l'Ours d'Élodie. Comme elle, Filette se met en quête... Pour le deuxième épisode, le dialogue s'installe spontanément entre les deux personnages. C'est la fin de la première séance. Un groupe d'enfants a été très actif, l'ensemble de la classe bruyant, agité. La seconde séance a lieu 2 jours plus tard. Elle concerne la classe entière mais cette fois chaque enfant est À sa place. Je leur pose quelques questions pour vérifier qu'ils se souviennent bien de ce qui a déjA été écrit. C'est le cas. La consigne est la suivante : " Vous avez écrit les deux premiers épisodes, pour la suite chacun va réfléchir "À fond dans sa tête" (expression empruntée À Juliette, personnage créé par Patrick Vendamme) À une suite. Je vous donne une feuille, et cette suite possible, vous la dessinez ". Je leur donne un quart d'heure. Ils travaillent dans le calme. Une fois les dessins collectés, la séance se poursuit sur le tapis où chacun vient présenter son dessin et la suite qu'il donnerait À l'histoire. Un tri s'effectue. Ils éliminent les dessins qui reproduisent des épisodes déjA écrits ou trop éloignés du sujet choisi. Ceux qui sont conservés constituent des suites possibles. Certains thèmes reviennent, permettant l'ébauche d'une trame. Deux cas de figure apparaissent : les chiens cherchent leurs petits dans la maison (ils n'y sont pas), ou bien ils cherchent À l'extérieur (la rue, la forêt...). L'idée des rencontres inquiétantes (un très vilain chien, un méchant loup...) est lA également. Certains enfants restent, dans leur histoire, très proches de l'Ours d'Élodie. Nous retenons donc la visite de la maison, ce qui nous permet d'utiliser un corpus de mots connus déjA conséquent. Pour satisfaire les autres, nous expédions les chiens poursuivre leurs recherches dans la forêt. Le ton devient plus descriptif, l'imaginaire prend toute sa place. J'écris sous la dictée, et À la fin de la séance nous avons rédigé le 5ème épisode. Je leur demande si dans l'histoire les chiens vont retrouver leurs bébés. Ils répondent OUI À l'unanimité. Et quels sentiments sont éprouvés par les parents après avoir retrouvé leurs petits ? Deux réponses émergent, la joie et la colère. Le 6ème épisode est esquissé, l'histoire bouclée dès que la famille rentre À la maison. Le lendemain je leur relis leur histoire, leur proposant d'éventuels changements s'ils le souhaitent. Non, ils veulent la garder telle qu'elle est. Par manque de temps, je prépare seule les QUIZZ et exercices qui accompagneront notre lecture. Les enfants n'ont aucun mal À lire leur production, et c'est l'occasion de chercher ensemble les mots nouveaux À inclure dans notre dictionnaire (bébé, garage, maison, forêt, noire, arbre, loup, soeur, enfant), (cave et oreille s'y trouvaient déjA). RÉÉCRITURE Les lectures-feuilleton mises en pages sont envoyées À Patrick Vendamme qui a la charge de réécrire le texte, et À Sylvie Auzary-Luton qui doit produire la couverture de chaque histoire. Ceux-ci devront présenter leur travail lors de la rencontre prévue pendant la Semaine du Livre. Extrait de Croquecirque (mensuel post classe-lecture) : " En attendant Vendamme. Cet après-midi on va inviter Patrick Vendamme À venir dans la classe. Il va nous faire travailler sur Filette parce qu'il a corrigé les fautes que l'on a faites, le mot "poilu" et peut-être d'autres choses, "noire et sombre" ? "gamins" ? Nous sommes contents de le revoir. On ne l'a pas vu depuis longtemps. On se demande si on va reconnaître notre histoire. " DEUXIEME RENCONTRE " Il est revenu ! Patrick Vendamme est venu corriger notre histoire. Ca s'est bien passé. Il a apporté l'histoire qu'il a écrite À partir de celle de Filette et Filou que nous avions inventée. On avait déplacé les tables. Parfois, il n'avait presque rien changé, surtout au dernier épisode. Son histoire À lui est plus longue au début. Il nous a expliqué pourquoi il avait changé certains mots, par exemple "bébés". Tout le monde, sauf Mathieu a préféré l'histoire de Patrick. Il sait mieux écrire que nous ! " Les enfants de l'école V. Hugo À l'école Jean Pradier aussi, les enfants sont impatients de comparer leur histoire qu'ils connaissent par coeur À celle de Patrick Vendamme. Après un bref rappel du thème, chaque épisode est présenté et expliqué en comparaison avec celui des enfants. Patrick Vendamme justifie chaque fois son interprétation. " C'est mieux d'être SURPRISE plutôt que de PLEURER" (voir Annexe) "Élodie a moins mal avec Patrick, mais elle va quand même chez le dentiste ! " " La fin c'est presque pareil " Les enfants prennent conscience de l'amélioration du texte. " C'est plus joli, mais finalement Patrick n'a pas changé beaucoup de mots ! " Intérêt d'une réécriture où les enfants se voient présenter un "texte pro" qui fonctionne comme ceux déjA rencontrés et qu'ils comparent spontanément avec leur propre production initiale (quantité et nature des modifications) en sollicitant des justifications de la part de l'écrivain. Alors que le premier jet a été produit sous la forme d'une dictée À l'adulte, le produit fini correspond plutôt À une commande effectuée auprès d'un professionnel dont l'autorité est reconnue par les enfants. Il ne reste plus qu'À s'approprier ce nouveau texte dont on a un peu suivi la genèse avant de le remettre À ceux À qui il est destiné. En ce qui concerne les dessins, Sylvie Auzary Luton a proposé À chaque classe une couverture, et elle a encadré pendant la Semaine du Livre des ateliers d'illustration de chacun des épisodes. Il semble intéressant de relever qu'À l'occasion de cette semaine du Livre, l'illustratrice a pu assister À la représentation théâtrale de certains de ses albums mis en scène et joués par les enfants familiarisés À ses histoires depuis le début de l'année. ÉCHANGE DES HISTOIRES ET EXPLOITATION L'échange des histoires a lieu au Centre de Classes Lecture début juin lors d'une journée "retour" de séjour lecture. Chaque lecture-feuilleton est présentée (texte et illustrations) par ses auteurs aux enfants de l'autre classe. Fernande Clavel (École J. Pradier) : "À plusieurs reprises leur écriture revient À la place de celle de Patrick Vendamme, mais toujours des enfants interviennent pour rappeler les modifications et la "véritable" histoire. Les illustrations sont très appréciées par les enfants. Ils s'y retrouvent tout À fait en traduction du texte. Cet échange est riche en expression spontanée, et c'est vraiment un dialogue toujours expressif. Pour mettre en valeur ce travail, un petit livret est édité, les enfants sont très fiers du résultat." Cécile Dumas (École V. Hugo) : "Les enfants ne sont pas déçus par l'histoire de leurs copains de Jean Pradier, même si ceux-ci ont opté pour la solution qu'ils avaient refusée, celle qui consiste À parler "encore" d'Elodie. Nous rentrons donc chez nous avec une nouvelle lecture-feuilleton À travailler. L'exercice s'avère facile. En fin d'année, les enfants sont familiarisés avec ce type d'écrit et la démarche qu'implique son exploration. Le dictionnaire ne cesse de grossir. Ils partiront en vacances emportant leurs deux histoires illustrées et reliées en un petit livre. Certains auront la chance de retrouver en début de CP ce souvenir de grande section, de le relire avec la nouvelle maîtresse, avec les autres..." CONCLUSION Fernande Clavel : "Je suis personnellement ravie du cheminement pédagogique qui a guidé ce projet. Son aboutissement est la meilleure satisfaction. Le travail en équipe avec Cécile, Patrick, Sylvie, Dominique, m'a permis de tenir le cap. " Cécile Dumas : "L'exploitation de Crottes alors (P. Vendamme) dès décembre 1996a permis aux enfants de se familiariser avec les notions de personnages, de lieux, de situations... C'est grâce À ce travail réalisé en amont que l'écriture de Filette et Filou fut facile, rapide, et l'histoire cohérente. Les rencontres avec les professionnels ont été exceptionnellement riches, c'est avec avidité que les enfants ont écouté les justifications de Patrick Vendamme et les conseils de Sylvie Auzary-Luton. Ils ont lu, avec la même motivation, leur production, leur production réécrite (qu'ils ont avec soulagement (!) reconnue comme étant leur), ainsi que celle de leurs camarades. Nous regrettons seulement que faute de temps chaque groupe d'écrivains en herbe n'ait pu se livrer À une critique de l'autre histoire en présence, bien sûr, de ses auteurs. " À Exemples de réécriture par l'écrivain des épisodes n° 1 et 6 de La dent d'Elodie ÉPISODE 1 - Version 1 : Ce matin, en se réveillant, Élodie pleure. Élle a beaucoup mal aux dents. ÉPISODE 1 - Version 2 réécrite par Patrick Vendamme : Ce matin, en se réveillant, Élodie est très surprise : il y a un peu de sang sur son oreiller et quelque chose bouge dans sa bouche. Avec sa langue, elle fait le tour de sa bouche : en haut, en bas, dans le fond. Sur le devant, quelque chose se balance si elle appuie avec le bout de sa langue ! ÉPISODE 6 - Version 1 : Le soir, en rentrant, Papa trouve la dent sur le lavabo. - À qui est cette dent ? - À moi, Élodie ! - Je la jette À la poubelle. - Non, papa ! C'est pour la petite souris. - Ah bon ! C'était pour rire. ÉPISODE 6 - Version 2 réécrite par Patrick Vendamme : Le soir, en rentrant, le papa d'Élodie trouve la dent sur le lavabo. - À qui est cette dent ? demande-t-il. - C'est À moi ! crie Élodie. - Je la jette À la poubelle ? demande le papa en prenant la dent. - NON ! C'est pour la petite souris. Ah, bon ! C'était pour rire... (1) Ouvrages de Patrick Vendamme. (2) Martine Bourre, illustratrice des deux romans |
Fernande Clavel,
Cécile Dumas, Dominique Vachelard |