La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°64  décembre 1998

___________________

Un stage en Russie


Comment les conceptions et les pratiques de l'AFL peuvent-elles être "exportées" dans des contextes économiques, culturels et éducatifs souvent très différents de ceux dans lesquels elles ont été élaborées alors que nous sommes de plus en plus sollicités pour intervenir dans des actions de formation A l'étranger ? C'est ce que s'efforcent de montrer les deux textes ci-après, qui font suite A celui de Dominique Vachelard dans notre numéro précédent qui rendait compte de la mise en œuvre et du déroulement de classes-lecture en milieu rural au Maroc (A.L. n°63, sept. 98, pp. 43-47).

Dans le premier article, Hervé Moëlo présente deux stages de 3 jours chacun intitulés Enjeux et usages de la littérature de jeunesse, les livres pour enfants en cours de langue, qu'il a animés A Moscou et A St Pétersbourg. Organisés A l'initiative de Rose Marie Lormel, attachée linguistique au Centre Régional de Langue Française de Moscou, ces stages ont réuni une quarantaine d'enseignantes russes et ont consisté A réfléchir A la littérature de jeunesse en tant qu'objet d'enseignement, A présenter des séquences A mener en classe et A en animer quelques-unes avec des enfants. Le deuxième texte rend compte d'une action de formation d'éducateurs de jeunes enfants en Palestine menée dans le cadre d'une mission plus générale demandée au GREF (Groupement de Retraités-Educateurs sans Frontières). Rolande Millot, responsable avec Raymond Millot de cette action, montre quels objectifs prioritaires impose une situation difficile comme celle que connaît la Palestine et quelle place en conséquence on peut accorder, tout en en préparant l'apprentissage, A l'écrit.



Comme dans un stage qui se déroulerait en France, la demande des enseignants de français portait en grande partie sur " la méthode " : comment mieux faire la classe aux enfants, comment les intéresser davantage, comment les sensibiliser encore mieux au français et A la culture française ? En centrant les 3 jours sur la littérature de jeunesse, volontairement limitée aux albums de fiction afin de mieux circonscrire le sujet du stage, le risque de décalage était souvent présent. C'était cependant lA qu'était le cœur du stage : apporter une information sur ce qui s'écrit pour les enfants tout en veillant A ne pas laisser croire qu'il s'agit de méthodes de lecture ou de nouveaux outils permettant l'apprentissage du français en tant que langue étrangère. Ce souci d'autonomisation des livres pour enfants est, quel que soit le contexte (Yvetot, Constantinople ou Vladivostok) un enjeu important. Il s'agit en un premier temps d'appréhender la littérature de jeunesse comme un objet isolé des pratiques d'enseignement : on s'en imprègne, on dialogue avec elle, elle reste une chose complexe qu'on n'assèche pas… c'est en un second temps seulement qu'elle peut alimenter, inspirer une action pédagogique. L'album n'ayant pas été écrit par l'auteur pour un usage didactique, il doit rester un univers de référence, une matrice qu'il faut éviter de démonter trop mécaniquement ou de comprendre de façon trop précise. Le risque étant de se limiter, enfant comme adulte, A une lecture qui ne mettrait en œuvre que les "compétences de bases" (1), ignorant toute forme d'implicite et de référence A d'autres histoires.
Ce stage a aussi consisté A faire sentir de l'intérieur un concept tel que celui des Bibliothèques Centres Documentaires. Sans trop insister sur les conditions de mise en œuvre de cette structure dans l'école, c'est surtout sa philosophie et son état d'esprit qui sont passés auprès des enseignantes.

Comme marquées par l'importance de l'ancrage de la littérature de jeunesse en elle-même - et non pas dans une visée didactique - les premières heures du stage ont consisté en une perspective historique tissant quelques liens avec la littérature générale puis avec la l'Éducation Nouvelle. Située dans le temps et dans les époques, la littérature pour enfants peut ainsi échapper au phénomène de mode dont elle est si souvent victime : une production éditoriale en chasse une autre, on se perd dans les milliers de livres qui sortent chaque année, on se souvient difficilement des albums sortis il y a 5 ans… Quelle autre solution que de se raccrocher aux coups de cœurs de la presse spécialisée, aux prix littéraires et aux nouveautés dites incontournables ? Les écrits analytiques de plusieurs revues pédagogiques (2) ont le mérite d'inverser cette problématique en approfondissant des thèmes quitte A revenir sur des ouvrages anciens, afin de comprendre l'évolution des écrits pour la jeunesse. Chercher A connaître le lien entre James Matthiew Barrie, Harlin Quist et Claude Ponti comme on cherche A comprendre le lien entre Chateaubriand, Flaubert et Proust. Remonter la chaîne historique de l'écriture pour mieux comprendre la pertinence sociale de ces lectures.

Sans s'appesantir sur les premiers exemplaires de livres pour enfants habituellement cités (3) il est intéressant de se pencher sur l'Angleterre du XVIIIème s ; où semble naître l'idée d'un écrit spécifique aux enfants (1745 : la librairie The Bible and sun de John Newbery, "créateur conscient de la littérature pour enfants" (4)). Serge Martin (5) souligne que c'est aussi lA que naissent des récits loin des archétypes folkloriques du conte : Lewis Caroll, Edward Lear (The book of nonsense), James Matthiew Barrie The little White Bird (1902), Peter pan or The Boy would'nt grow up (1904) (6). Alors que les collecteurs français du XIXème siècle figent l'évolution des contes (7) les histoires anglaises créent des territoires nouveaux où l'enfance s'explore elle-même. "Grandir, écrit Serge Martin A propos de Peter Pan, c'est se soumettre au possible, c'est perdre cette capacité de voler au-dessus de la réalité." (8). On commence déjA A voir le paradoxe qui va exister entre le monde des enfants plein d'histoires, d'évasion et de déchaînements, et le souci des adultes de lier l'agréable A l'utile.

L'influence des pédagogues
D'un côté, une enfance s'envole vers des dimensions inconnues, de l'autre des éducateurs veillent de façon encore caricaturale au bon déroulement de l'apprentissage de la morale. Au XVIIIème les gouvernantes et éducatrices (Mme Leprince de Beaumont, Mme de Genlis) écrivent des textes qualifiés dès les années 30 de "vaste déchet."(9). La comtesse de Ségur viendra A point nommé pour nous laisser ce que Jean Renoir désigne comme des "fadaises réactionnaires" qui lui faisaient horreur. Philippe Lejeune finit de nous convaincre en montrant A quel point les journaux intimes des jeunes filles étaient le plus souvent un double moyen moral et pédagogique de contrôle sur l'évolution quotidienne des chères petites âmes blondes (10).
Isabelle Jan évoque l'Instruction obligatoire de la fin du XIXème, quand apprendre A lire se limite A un apprentissage technique, mécanique. On apprend A lire, remarque-t-elle, sans se demander "lire quoi ?". Les enfants liront franchement "n'importe quoi" sans que l'arrivée du livre scolaire comme Le Tour de France de deux enfants (1886) ne parvienne A toucher la spécificité enfantine. La langue est complexe, caricaturale : "L'enfant qui quitte l'école avec le certificat d'études saura lire mais n'aura rien A lire. L'appropriation de ce qui est contenu dans les livres ne lui aura pas été donné."
Il faut attendre les mouvements d'Education Nouvelle au début du XXème pour que naisse et s'épanouisse une littérature qui se revendique pédagogique. Montessori, Decroly, Claparède, Dewey réhabilitent la pensée de Rousseau et son inquiétude de voir la pureté des enfants altérée, souillée par toute forme d'intervention éducative. Les albums du père Castor créés par Paul Faucher de 1927 A 1967 publient plus de 300 exemplaires. Tout en étant agréables A lire, ils invitent le lecteur A porter un regard sur le monde tout en étant soucieux de l'aider A maîtriser les mécanismes de la lecture. Célestin Freinet lance les fichiers scolaires coopératifs en 1929 puis la Bibliothèque de Travail en 1930…

Toutes ces préoccupations sont parvenues jusqu'A nous en transitant par François Ruy-Vidal et Harlin Quist. En 1968, ils éditent Ah, Ernesto de Marguerite Duras (qui en fera en 1985 son dernier film Les enfants avant d'arrêter le cinéma, puis en 1990 le roman La pluie d'été) et Bernard Bonhomme (illustration). Attaque frontale de l'éducation, l'histoire se présente comme un dialogue rude entre les adultes et Ernesto qui "refuse d'apprendre ce qu'il ne sait pas" mais qui "sait dire NON et c'est bien suffisant." ; "L'instruction est obligatoire./ Pas partout, dit Ernesto. / On est ici, crie plus fortement le maître. On est ici. On est ici et on n'est pas partout. / Moi, si, dit Ernesto." Les titres d'Harlin Quist suffisent souvent A en saisir la puissance libertaire : La raison du plus fort n'est pas toujours la meilleure d'Albert Cullum (publié par H. Quist en 1976) et aussi Sur la fenêtre, le géranium vient de mourir mais toi… Oui, toi… Toi qui vois tout, toi qui peux tout, Tu n'en as rien su(11),. En préface, H. Quist attaque "Des critiques averties et expérimentées (surtout des femmes) de la littérature pour la jeunesse, de celles qui la vêtiraient de rose et de bleu en oubliant les autres couleurs, donnant leur pouce A sucer pour mieux tromper les enfants, la berçant pour qu'elle les endorme - au lieu de leur ouvrir les yeux (…). J'ai chaque fois répondu que l'insécurité était tonique, qu'elle créait un déséquilibre stimulant (…). Il semblerait que la Société, par l'intermédiaire de ses éducateurs entre autres (…) n'espère plus qu'en ces principes de LOGIQUE, RAISON, DISCIPLINE. LRD."
Prenant le parti du côté "d'une enfance saisie dans un monde écrasant" (J. Perrot) (12), Harlin Quist s'aventure dans une polémique violente avec Françoise Dolto. La bataille se fait autour de l'émancipation et de la coercition, l'éducateur est assimilé A la violence et A l'autoritarisme. Si tous ces albums (dont quelques-uns ressortent aujourd'hui dans des nouvelles mises en pages adoucies) n'ont pas concerné un nombre très important d'enfants et d'adultes, ils ont marqué la création littéraire en réactivant une question toujours d'actualité : les histoires pour enfants doivent-elles endormir, bercer, équilibrer A tout prix, ou bien réveiller, secouer, déséquilibrer A tout prix.

Rascal ou le pays du lotus
Aujourd'hui, toute une partie de la littérature de jeunesse continue A s'écrire en s'enfermant dans l'univers des enfants, en écrivant comme l'affirmait Ozu pour son cinéma "A hauteur d'enfant". Plusieurs générations d'auteurs (Ungerer, Sendack, Browne, van Allsburg, Elzbiéta…) prolongent en partie par le biais de l'Ecole des loisirs cette entreprise exigeante "d'avertir le lecteur". Le livre pour enfant en tant qu'outil "privilégié de la constitution active et personnalisée de l'imaginaire et du long travail intérieur de formation de la pensée"(13). Le livre pour enfant comme vision complexe et lucide de la réalité, qui évoque l'existence sans édulcorant, sans chercher A faire passer la pilule A la façon de "ces livres qui pourraient être remboursés par la sécurité sociale" (14).
Parmi les auteurs contemporains, Rascal est un de ceux qui pratique cette littérature lA en démarrant bien souvent des albums par une discrète mais décisive citation : Arthur Rimbaud, (Le voyage d'Oregon), Boris Vian (Eva), Fernando Pessoa (Joli), James Matthew Barrie (Mademoiselle Plume) Chef Blackfeet (Plume de vache), Jim Morrison (La route du vent)… Rascal plonge les enfants dans des mythologies qui tournent autour du voyage, du départ, du retour, de l'errance, de la conquête d'espaces inconnus... Et lA, comment éviter le cinéma ? Dans Blanche Dune, un de ses derniers albums (15) où l'enfant et le vieux marin sont pris en contre-plongées A travers l'enseigne du cinéma (A tous les coups désaffecté comme dans les films de Fellini, Ettore Scola ou Angelopoulos). La nuit, - presque - tous les enfants dorment, mais il faut savoir continuer A montrer la vie qui continue pourtant jusqu'au petit matin. L'illustrateur de Blanche Dune a un regard cinématographique, en particulier lorsqu'il laisse de côté les personnages pour montrer "dès la nuit tombée, le phare de la pointe (qui) éclaire les murs dans sa course ronde" et aussi dans le plan suivant des deux paires de bottes (une grande et une petite), de celles que l'on regarde fixement avant de s'endormir lorsque "demain matin c'est la grande marée", que l'on doit se lever tôt. "Très tôt. Je vais A la pêche au crabe avec le Capitaine. Il me l'a promis et les parents sont d'accord."
La nuit tous les enfants dorment, sauf Eva. Pour parler de la violence, de l'abandon, de l'angoisse, de la solitude, Rascal ne cherche pas A la vêtir de rose et de bleu en oubliant les autres couleurs. C'est le noir qui domine Eva ou le pays des fleurs (Rascal et Joos), cloisonnant le jaune, le rouge et de sales bleus délavés. Eva devant les photos d'un cinéma aux grilles pas encore fermées comme Antoine Doinel dans les 400 coups de Truffaut. Dans la décoration du hall, il y a Alice et Peter Pan, qui ne veut pas grandir (son visage est masqué par une colonne). Rapproché du personnage d'Alice dans les villes (l'autre, celle de Wim Wenders) (16) Eva finit de la même façon dans un train qui roule vers la lumière. Chez Rascal, Eva erre seule, fuyant la nuit pour les zones lumineuses, lA où on lui achètera peut-être ses malheureuses fleurs. Chez Wenders Alice perdue dans un road-movie en noir et blanc, attend nonchalamment qu'un des noms de villes lus dans l'annuaire par son accompagnateur de hasard lui rappelle un son familier, familial (comme… "Wupertal ? Wupertal ?")
Autre croisement cinématographique plus troublant (parce que sans doute fortuit) : sur la couverture Eva mange un hamburger et 5 fois sur dix son visage est tourné vers "ailleurs". Le cinéaste japonais Takeschi Kitano déclare A propos de son dernier film Hana Bi : "un enfant qui mange un hamburger le regarde fixement. C'est ce qu'on peut appeler le point de vue enfantin (…). Dans mes films les personnages mangent un hamburger en regardant dans une autre direction, et je commence A penser que cette direction est le lieu de la violence. Ce sont donc A moitié des adultes et des enfants. Ils font tout leur possible pour fixer le hamburger mais ils ne peuvent s'empêcher de regarder ailleurs et il se trouve que cet ailleurs est le lieu de la violence." (17)
Pour prolonger et achever ces recoupements, il faut évoquer l'arrivée, il y a une douzaine d'années de l'école japonaise qui rompt avec l'ère technologique par effet "rétro" et un retour A des univers ruraux, primitifs, étrangers A toute cybernétique. J. Perrot parle de "sensualisme primitif" A propos de La querelle et de La première chasse de Toshi Yoshida. Il évoque aussi les lignes froides et l'abstraction des albums de Mitsumasa Anno. Le cinéma japonais actuel prend le même chemin : le retour aux sources, A l'intimité, au bord du mutisme (L'anguille de Shoshei Imamura), le retour A l'enfance, A l'âge d'or, (Le village de mes rêves de Yoichi Higashi où les héros sont des jumeaux devenus illustrateurs pour enfants), la superposition de la violence et de la naïveté (Hana Bi de Takeshi Kitano) etc.. Le cinéma et les livres pour enfants comme lieu d'expression d'une souffrance A la fois sociale et intime. L'Eva de Rascal et Joos a les yeux presque bridés. Quand on est attentif aux crevasses que la société essaime ici et lA sous nos pas, la Belgique et le Japon se ressemblent étrangement, l'Europe et l'Asie appartiennent soudainement au même continent. Le cinéma et la littérature de jeunesse font renaître nos angoisses japonaises.

A l'affût des dangers
On passe souvent beaucoup de temps A mettre en garde contre le risque de faire des albums un usage mécanique. Cette plongée dans les mondes enfantins, ce détour par le cinéma, la peinture, l'histoire font apparaître tout ce qui a tendance A passer A la trappe de l'activité pédagogique. Prendre l'habitude de s'immerger ainsi dans des mers apparemment éloignées des préoccupations de la classe permet d'activer toute sorte de matières primitives qui vont permettre d'organiser un véritable travail avec les enfants, et non pas pour eux, sans eux voire A leur place. En faisant une analyse des rapports du conte et de l'enseignement primaire Serge Martin décrit 2 périodes : l'enchantement du moment du conte qui nourrit l'imaginaire (l'influence des études morphologiques de Propp dans les années 70) et aujourd'hui, le conte comme modèle de récit dans un but d'enseignement de la lecture-écriture des textes narratifs ou la séquence conte comme instrumentation. Il n'en finit pas lui non plus de mettre en garde contre la pédagogie magie ("la classe n'est pas l'âtre") et cette barbare "instrumentation" qui enlève au conte sa substantifique moelle. Il propose entre autre de donner aux enfants des informations historiques sur les contes, de leur permettre de réfléchir A leur évolution socio-littéraire : quelles censures ont-ils subies ? comment le statut de l'enfant a-t-il évolué au cours des versions ? L'enjeu est le même pour les albums de jeunesse : les lire c'est accepter d'accéder aux questions graves qu'ils posent, c'est accepter de traiter la difficulté et la violence de l'existence. C'est réfléchir aux filtrages et A la censure dont les lecteurs de littérature-jeunesse sont victimes. "Il est certain que cette littérature jeunesse se place du côté du consensus" déclare Christian Bruel. "Elle développe une position médiane et cherche A ne pas heurter sa clientèle potentielle." (18) C'est certainement A ceux qu'on appelle les "médiateurs" de se lancer dans un travail comparable A celu que Serge Halimi et Pierre Bourdieu ont commencé sur la presse et la télévision. (19) Dans les livres pour enfants, où sont les nouveaux petits chiens de garde ?

Le réseau, moteur de l'écriture
Faire entrer des enseignants dans les fonctions de l'écrit par Jack Goody, Mickaël Bakthine, Jean-Claude Passeron a le mérite de poser fermement les intentions de l'AFL, tout en montrant A quel point cette position, construite au fil des ans dans le contexte de la recherche-action croise des positions scientifiques pluridisciplinaires et cohérentes (l'ethnologie, la sociologie, la linguistique…). Faire ensuite travailler par petits groupes une vingtaine d'enseignantes russes sur le texte de Yakouba (20) en leur demandant de réfléchir ensemble A tout ce que cette histoire peut bien vouloir dire, fait découvrir A quel point la compréhension d'un texte n'est pas chose aussi aisée qu'on imaginait. La lecture d'un tel texte ne semble pas pouvoir se passer de relecture. Elle supporte mal une interprétation unique et sans nuances. Elle appelle forcément la convocation d'autres textes. Si loin, si proche, le petit garçon africain s'est étrangement rapproché de la culture slave.

Pour présenter rapidement l'idée de dialogisme et d'intertextualité, 3 exemples précis (le dernier roman de Patrick Modiano, la présence de van Gogh dans les albums et Neige Écarlate une pièce de théâtre pour la jeunesse) permettent de préciser A quel point le réseau textuel est le moteur profond du projet d'écriture et non pas, comme on le pense souvent un gadget, un clin d'œil culturel pour des happy-fiews.
Dora Bruder, le dernier roman de Patrick Modiano permet de découvrir A quel point les réseaux sont d'ordres multiples. Réseau biographique : partant sur les traces d'une enfant juive disparue plusieurs jours pendant la guerre, retrouvée puis déportée A Auschwitz, le narrateur-auteur recoupe celles de son enfance et de son père. Il croit même pouvoir supposer pendant quelques pages qu'ils ont été tous les deux "ramassés" par le même fourgon de gendarmerie. Réseau littéraire : après plusieurs recherches, il se rend compte que Dora Bruder a fréquenté le couvent dans lequel Jean Valjean se réfugie avec Cosette dans Les Misérables. Le narrateur-auteur redécouvre Les Misérables, la puissance narrative d'Hugo et sa vision particulière de Paris. Réseau documentaire : la description faire par Victor Hugo du couvent et du quartier (rue de Picpus, dans le 12ème arrondissement de Paris) lui permet d'entrevoir l'environnement scolaire quotidien de Dora Bruder. Réseau existentiel : obsédé par cette recherche anachronique, le narrateur-auteur mêle trois temporalités. La guerre, les années soixante (les tentatives pour renouer avec un père qui le repousse), et aujourd'hui : il marche sur les pas de Dora Bruder, refaisant méthodiquement les itinéraires qu'elle a pris pour aller chez elle, pour aller dans le 12ème… Il croit parfois l'apercevoir dans la foule. "Je ne peux pas m'empêcher de penser A elle et de sentir un écho de sa présence dans certains quartiers. L'autre soir, c'était près de la gare du Nord." Réseau du lecteur : ayant habité A 10 minutes de chez Dora Bruder, j'ai croisé tous les jours pendant 7 ans sans le savoir, la rue qui descend chez elle. Après quelques repérages, j'ai refait scrupuleusement tous les itinéraires indiqués par le roman en retrouvant jusqu'aux moindres détails. J'ai enfin lu et découvert Les Misérables.
Van Gogh hante un nombre impressionnant d'albums : on retrouve notamment sa chambre représentée dans Joli (21) dans Matthieu (Solotareff), dans Tout change (Anthony Browne) dont le héros porte le nom A peine déguisé d'un personnage de Kafka. Van Gogh, c'est une mythologie très déformée par le statut irrationnel pris par l'art au cours du XXème siècle. La lecture de sa correspondance complète - pas seulement A son frère - a le mérite de le rapprocher de la réalité. Derrière le faux mythe de l'artiste maudit parmi les maudits, incompris parmi les plus pauvres, génial parmi les plus inspirés, il y a une autre mythologie bien plus humaine, que reprennent A leur compte les auteurs pour enfants : celle d'un homme lucide, incertain, très peu satisfait de ses capacités de peintre ("Il va me falloir encore beaucoup travailler."), malheureux en amour, aspirant A une vie très calme, très organisée, trouvant la paix dans des espaces clos comme sa chambre, sa cellule d'hôpital, une cuisine. Il rejoint Kafka et ses projets de devenir "un habitant de la cave". Très attaché dans sa correspondance A ses "copains", il écrit dans un registre très proche des amitiés profondes d'Anthony Browne (Marcel et Hugo…), de Rascal (Duke et Oregon…), de Solotareff (Loulou et Tom, Matthieu et Vincent…).
Neige Ecarlate de Bruno Castan est une pièce de théâtre qui "repose sur le montage parallèle de deux modes de fiction de genre "féerique". Premier mode, moderne, contemporain : le feuilleton télévisuel (sitcom) A la manière de Hélène et les garçons (TF1, 1993, 1994…), avec 3 épisodes qui constituent chacun une aventure, un conte clos sur lui-même.(…). Second mode, classique, traditionnel : 3 contes de Grimm : le Roi-Grenouille, la Mort marraine, les Trois Langages. Un épisode, un conte, un épisode, un conte, un épisode, un conte, un épisode, un conte, la pièce s'achève sur un épilogue qui ramasse et condense les deux types d'écriture en une scène rapide et ouverte." (22)
L'effet final est incroyablement pertinent : les contes s'éclairent "en se télescopant contre une fiction contemporaine." Le sitcom livre sa vraie nature en se "frottant sur la pierre de touche du conte." L'auteur parle de son "envie de jouer avec l'effet de reconnaissance pour un public nourri de télévision, abreuvé de feuilletons, gavé de sitcoms", de son "envie de l'appâter, pour mieux le désorienter".
L'enchevêtrement des écritures et des situations est comme un dialogue entre deux mondes, entre deux générations. Parvenir A faire quelque chose avec cette culture télévisuelle (que Jean-Claude Passeron appellerait "culture du pauvre") qu'on a tellement l'habitude de jeter aux enfers comme les romans de gare sans même se demander ce qu'il faut en faire. L'écriture en réseau comme une leçon impressionnante de compréhension sociale.

Littératures : pistes de comparaison
Pour lancer des pistes de réflexion et d'exploration A des enseignants baignant dans une culture française classique solide, impressionnante, prêts au bout de 2 jours A lancer des ponts, avec l'aide des services culturels français, vers l'univers nouveau de la littérature jeunesse française, c'est vers la littérature générale que l'on s'est tourné. Histoire de mieux comprendre pourquoi certains comme C. Bruel affirment qu'il n'y a qu'une seule littérature, alors qu'elle semble, en apparence si différente selon qu'elle s'adresse aux enfants ou aux adultes.
Quelques pistes de comparaisons comme, l'écriture identitaire, l'écriture biographique, la question du narrateur ou l'organisation (et donc évidemment la désorganisation) de la chronologie permettent de se rendre compte A quel point les problématiques sont les mêmes tout en n'étant pas au même stade d'évolution. Ce parallélisme permet aussi de mettre A jour les procédés qui visent A faciliter la lecture des albums : rien de tel qu'une histoire commençant par "il était une fois", sans rupture narrative ni temporelle. Mais il s'agit aussi d'amener le lecteur A d'autres opérations moins linéaires qui l'amènent progressivement A des écritures plus complexes.

Des usages pédagogiques
Ce cheminement dans les steppes de la littérature, fait apparaître en filigrane un statut particulier du lecteur, de l'enfant et de l'adulte. Le mélange volontaire des deux cultures de l'écrit, le passage obligé par la littérature pour accéder aux usages pédagogiques de la littérature, tout cela qu'on entend par "entrer dans le monde l'écrit." Parallèlement se faisait, en alternance avec une autre enseignante russe travaillant en maternelle, la présentation d'expériences et d'activités pédagogiques.

Si plusieurs réinvestissements pédagogiques ont été proposés, une seule a fait l'objet de deux activités (une seule A St Pétersbourg) de 50 mn avec un groupe de 10 enfants de 9-10 ans qui suivent environ 5 heures de français par jour depuis 3 ans. Elle a consisté A démarrer un travail A partir d'une présentation de livres en réseau autour d'un thème intitulé : "des livres fantastiques !".

Un beau livre, Claude Boujon, L'École des Loisirs
Le mystère de Harris Burdick, Chris Van Allsburg, L'Ecole des Loisirs
Jumanji, Chris van Allsburg, L'Ecole des Loisirs
Tout change, Anthony Browne, Kaléidoscope
Ne te mouille pas les pieds Marcelle !, John Burningham, Le Père Castor-Flammarion
Il était une fois, John Prater, Kéleidoscope

Première séance : la présentation de livres a permis une discussion assez poussée avec les enfants sur les rapports subtils entre le réel et le fantastique. Lorsqu'il sort des fantasmes d'un lapin (Un beau livre), lorsqu'il sort des histoires que l'on raconte avant de s'endormir (Il était une fois), quand il sort de l'angoisse d'un garçon qui attend une petite sœur (Tout change), quand il sort de l'imagination d'une petite fille qui s'ennuie (Ne te mouille pas les pieds Marcelle !) et quand il sort d'un jeu de société (Jumanji), le fantastique n'a pas le même poids ni le même effet. Il n'inquiète pas de la même façon les enfants, qu'ils soient russes ou non. Il peut faire rigoler mais aussi laisser perplexe quand les images de Van Allsburg (Le mystère de Harris Burdick) restent inexpliquées, y compris par celui qui a d'habitude réponse A tout, y compris par le "maître" qui devrait tout de même les connaître ses livres !
Et puis, la découverte du fantastique, c'est aussi pour eux la découverte de l'intimité. Pas de soucoupes volantes. Pas d'armes de guerre. Par de rayons laser. Les choses bizarres, c'est dans la vie de tous les jours qu'elles arrivent et visiblement, elles ont fait écho A l'expérience personnelle de beaucoup d'entre eux.

Deuxième séance : répartis par deux, les enfants choisissent un des livres de leur choix pour en faire une première exploration A l'aide de fiches A remplir au fur et A mesure : titre, auteur, illustrateur, éditeur… mais aussi liste des personnages (y compris les objets pour ceux qui ont choisi Tout change), résumé, phrase préférée, illustration préférée… Ils en rendent ensuite compte collectivement aux autres lançant parfois des discussions sur la raison de tel ou tel choix.

Les enseignantes ont assisté avec plaisir A la rencontre entre cette littérature-jeunesse étrange et des enfants qu'elles n'imaginaient pas si proches de tels univers. C'est aussi l'atmosphère de travail qui marque les esprits : les activités se sont organisées avec les enfants (comme au cours d'une présentation de livres en petit groupe où le dialogue est réel et les enfants en action). La deuxième séance s'est faite dans une telle continuité qu'il n'y a pas eu de consigne collective ni de régulation magistrale : au fur et A mesure de leur arrivée dans la salle, les duos se constituaient. Avec leur album et leur première fiche, le travail commençait sans qu'il n'y ait de "clap" de démarrage. C'est en tout cas une des retombées indirectes mais importantes de ces travaux pratiques où était mise en œuvre l'esprit de la mise en réseau. La suite s'imposait encore de façon très logique : partis du réseau de cinq-six livres, nous étions descendu au niveau du livre. C'était donc au texte que le travail suivant pouvait être consacré : texte des albums ou texte commun aux 10 enfants très intéressés par la question du fantastique et du bizarre ancré dans le quotidien. A l'inverse des leçons de lecture qui partent du texte pour aboutir au réseau puis A la production écrite, cette démarche était une sorte de variation mettant en scène les conceptions de la lecture élaborées par l'AFL.

D'autres activités sont décrites, cette fois-ci - manque de temps - sans les enfants.
- La "leçon de lecture" ou comment programmer en une semaine la découverte d'un texte. Si certains textes peuvent être le support d'activité de lecture encore faut-il qu'ils soient autonomes de l'image et qu'ils soient suffisamment "écrits". Le travail fait entre adultes A partir de Yakouba donne encore un peu plus de sens A ce qu'on entend par "lecture experte" : pour approfondir toutes les couches d'un texte avec des enfants, il importe de l'avoir lu et relu soi-même avec toute l'attention qu'il mérite.
- Les tris de livres puis de textes ou comment intérioriser le principe de classement : non pas - seulement - comme un moyen pratique de s'y retrouver dans une bibliothèque mais comme une conscience de lecteur qui appréhende un écrit en ayant déjA une idée du type de pacte qu'il va passer avec lui et des rapprochements qu'il va pouvoir effectuer.
- Les comités de lecture ou comment parler et débattre de la lecture des mêmes livres avec une douzaine de lecteurs enfants et adultes. Après un mois de rotation des livres, la confrontation de points de vue divergents est un autre bon moyen d'intégrer l'acte de lecture comme une tentative d'élucidation d'intentions d'écriture qu'on ne maîtrise pas forcément de façon mécanique. Y mêler enfants et adultes (parents, enseignants, bibliothécaires, animateurs sociaux) c'est aussi, mine de rien, enlever A la lecture son aspect scolaro-scolaire.
- Écrire A partir d'albums ou comment, dans le cadre d'un projet d'écriture - il ne s'agit surtout pas d'écrire seulement pour imiter un livre qu'on a lu - on lit un livre avec l'intention d'y voir de plus près comment se déroule cette fameuse "aventure de l'écriture" chère A Jean Ricardou. Comment les frères Grimm s'y prennent-ils pour organiser leurs contes ? Quels modifications importantes apportent-ils aux versions précédentes ? Comment Jane Browne s'y prend-elle pour nous faire ressentir sans le dire la solitude d'Ellen dans Le petit ? Comment Thierry Dedieu nous présente-t-il le village de Yakouba ? Comment dans J'écris, je t'écris Geva Caban amène-t-elle son narrateur au journal intime A la moitié du livre seulement ? Cette réflexion sur l'écriture trouve un enrichissement important dans la comparaison avec la littérature générale. Selon les besoins d'écriture, c'est la lecture de tel ou tel album ou roman qui peut donner une idée de l'orientation A prendre.

Après un tel travail avec les enseignantes russes, on finit par penser que la littérature-jeunesse est tout sauf utile et c'est lA sa force. Comme ce vieux professeur d'histoire-géo qui disait A ses élèves de terminale qu'il avait l'ambition de les former A bien plus que l'épreuve de baccalauréat qu'il ne fallait voir que comme un petit obstacle A enjamber, les livres pour enfants nous transportent bien plus loin que les problèmes de classe. S'il faut s'attacher A les résoudre bien évidemment avec beaucoup de minutie, il faut en même temps se garder de réduire les histoires A ce qu'elles racontent. Ou bien encore : se garder de réduire la lecture A elle-même. Ou bien encore : lire pour quoi faire ? La littérature de jeunesse existe aussi pour nous faire réfléchir A l'existence telle qu'elle a du mal A fonctionner.

En attendant un retour en Russie de l'AFL, quelques pistes ont été lancées soutenues par les attachées linguistiques :
- que produit aujourd'hui la littérature de jeunesse russe - compte tenu de l'importance capitale de l'influence des graphistes soviétiques A partir des années 20 ? quels thèmes aborde-t-elle ?
- du côté des pratiques en classe : comment parvient-on A pratiquer la langue écrite en dehors des manuels scolaire ?

Les potentiels du collège Romain Rolland de Moscou - établissement phare pour l'enseignement du français qui doit toutefois se battre pour conserver ses douze professeurs face A la montée de l'anglais - laissent envisager des suites intéressantes : production d'un journal de classe, production d'un journal fax européen (notamment avec le lycée Joachim du Bellay d'Angers), parc informatique, installation d'ELMO 0. Une prise de contact avec le mouvement Freinet russe est aussi prévue.
A

(1) Cf. Evaluation de la Direction des Etudes et Prospectives du Ministère de l'Education Nationale.

(2) Bouquin Potin, Voies Livres, Citrouille, La revue des livres pour enfants, Argos, Le Français Aujourd'hui....

(3) Les rouleaux japonais du 12è siècle,les récits du Moyen Age,l'Orbis Pictus de Jean Amos Comenius au 17è siècle, etc..

(4) La littérature enfantine, Isabelle Jan, Les Éditions Ouvrières Dessain et Tobra, Paris, 1985.

(5) Les contes A l'école, Serge Martin, Ed. Bertrand Lacoste, 1997.

(6) Le petit oiseau blanc ; Peter Pan ou le garçon qui ne voulait pas grandir.

(7) Cf. la polémique entre les frères Grimm et Achim von Armin évoquée par Serge Martin, id. cit.

(8) Serge Martin, id. cit.

(9) Paul Hazard, Les livres, les enfants et les hommes cité par Jean Perrot, Du jeu, des enfants et des livres, Jean Perrot, Ed. Du cercle de la librairie, Paris, 1987.

(10) Cf. Le Moi des demoiselles, Philippe Lejeune, Enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Le Seuil, 1993.

(11) Harlin Quist, Albert Cullum, François Ruy Vidal, Ed. Quist-Vidal, 1971.

(12) Jean Perrot, id. cit.

(13) Yvanne Chenouf, A.L. n°60, déc.97, p.6

(14) Profession : éditeur. Yvanne Chenouf, A.L. n°60, déc.97, p.50.

(15) Pascal et Stéphane Girel, Pastel, 1998.

(16) Serge Martin, id.cit.

(17) Les cahiers du cinéma, nov. 97

(18)
Quand on a mission d 'éveiller. A .L.n°60,déc.97, p.92.

(19) Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi. Sur la télévision, Pierre Bourdieu, Le Seuil, coll. Liber.

(20) Thierry Dedieu, Ecole des Loisirs.

(21) Rascal et Bogaerts, Pastel, 1996.

(22) Toutes les citations sont extraites du dossier qui accompagne la pièce Neige Ecarlate, Bruno Castan, Très Tôt Théâtre, 1994.
Hervé MOËLO