La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°64  décembre 1998

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Lire au cycle 2
Des textes et des lecteurs sous haute tension contrôlée

Le choix des textes supports A la leçon de lecture au cycle 2

 

L'APPRENTISSAGE : DES LIENS ENTRE LE PARTICULIER ET L'UNIVERSEL
Si la qualité de la leçon de lecture, module central du travail de recherche du groupe cycle 2 (1), repose A court terme sur le texte qui lui sert de support, son efficacité, A long terme, n'est pas dissociable de l'enchaînement de tous les textes qui, de module en module, doit favoriser consolidations, réinvestissements, découvertes et retrouvailles, approfondissements et généralisations, autant d'opérations que les enfants sont amenés A réaliser en commun et séparément. Au début de l'élaboration de ce dispositif d'enseignement, deux possibilités avaient été envisagées : le recours A la littérature jeunesse publiée (fiction, presse et documentaire) ou bien A des productions effectuées par l'enseignant et touchant directement ou indirectement la vie de la classe.

La littérature jeunesse amenait avec elle la garantie d'une écriture, univers artistique ou scientifique, et pouvait agir sur les raisons de lire des enfants en les familiarisant avec des livres, des auteurs, des maisons d'édition, des collections, des genres… tout en diminuant considérablement le travail de l'enseignant qui se sentait plus ou moins capable de produire régulièrement des textes intéressants et "bien écrits".
La disponibilité, la permanence étaient les atouts majeurs de cette option-lA.

Les textes "maison" souvent appelés circuits-courts parce qu'ils fonctionnent dans un cadre de proximité (le circuit de la classe, de la famille et de l'école, du quartier…) (2), offraient aux enfants la possibilité de découvrir la lecture dans une de ses fonctions essentielles (retour réflexif sur la vie intime et collective), et aux enseignants, le pouvoir de maîtriser forme et contenu des énoncés, éléments linguistiques et extra-linguistiques en vue d'entraîner l'activité de compréhension des élèves.
L'adaptation des textes aux savoirs disponibles dans le groupe, sur le monde en général et sur la langue écrite en particulier, présentaient ici d'autres atouts non négligeables.

D'un côté, la permanence d'un fonds de livres dans lequel puiser pour développer des rapports - toujours imprévisibles mais supposés riches - avec l'écrit littéraire, documentaire ou de presse ; de l'autre côté, la propriété d'une production écrite anticipant le cours d'un processus et prévoyant la construction de stratégies supposées constitutives de l'acte de lecture dans sa globalité (identification ou découverte de mots, de structures, de genres, génération d'autres connaissances A partir de situations connues, inférences A l'intérieur d'un texte, entre divers textes, repérages dans un genre, un univers d'écriture familiers, appréciation des reprises, des contre-emplois, etc.).

Au début de l'aventure de la "leçon de lecture", de 1991 A 1994, un certain équilibre entre ces deux possibilités semblait s'être établi. C'est de ces conclusions que nous faisions état lorsque nous présentions les résultats d'observations effectuées A partir de 305 textes utilisés au cours d'un trimestre dans les 18 classes des 11 écoles engagées dans une recherche sur la lecture des 5/8 ans (3). Les taux de fréquence les plus élevés se partageaient l'une et l'autre des tendances ci-dessus évoquées :
- 36,07 % des textes étaient écrits par l'enseignant de la classe tandis que 39,67 % provenaient du fonds littérature jeunesse
- 27,87% étaient narratifs tandis que 34,1 % étaient descriptifs
- 21,64% étaient des comptes-rendus, des rapports pour 23,61 % d'histoires, de contes
- 50,5 % étaient destinés A un lecteur universel pour 49,5 % A un lecteur précis (celui de la classe). (4)

Le lecteur dans l'infinie variété des textes
Une attitude sage traçait, A première vue, les limites d'un juste milieu. Mais, dans ce qui peut ressembler A une égale répartition des offres de lecture se cachait le plus grand éclectisme dans les contenus comme dans les formes. Tout laisse A penser que les textes n'étaient choisis que pour répercuter les événements forts de la classe, les sentiments des enfants d'un même âge, confrontés aux mêmes situations : présentés pour des raisons propres A la vie du groupe, ces textes n'affichaient pas d'intérêt clair pour autre chose que le thème, laissant A un traitement secondaire ou ultérieur ce qui pouvait relever de l'organisation interne du texte, ses relations avec les autres titres, les circonstances de sa production etc. tout ce qui participe pourtant activement A l'élaboration d'une compréhension. C'est comme si l'expression 'lire c'est comprendre' avait imposé la prise en compte exclusive d'un contenu suffisamment fort pour privilégier les activités d'exploration de sens, extraction, traitement, discussion… ; les éléments linguistiques venant en plus, supports d'autres apprentissages, limités A des domaines isolés (vocabulaire, grammaire, orthographe…) éventuellement, réinvestissables dans la production personnelle. C'est ainsi qu'après avoir étudié une histoire de lutins, pour célébrer l'automne, il n'était pas rare que des jeunes enfants soient confrontés A la description technique de la péniche qui devait les emmener en classe de découverte avant d'étudier la recette de la bûche aux marrons, annonciatrice des fêtes A venir, sans perdre de vue le congrès de parasitologie qui tombait rituellement A pic ! Ni le genre, ni le type d'écriture, ni le lexique, ni la syntaxe ne paraissaient se donner franchement rendez-vous d'un texte A l'autre : aux enfants de faire des liens, sur des ponts invisibles aux constructions masquées, ou bien au hasard le soin de condenser, un jour ou l'autre, dans la succession illimitée des textes, telle ou telle régularité dans la même règle : le passage du prélèvement ponctuel d'indices au savoir-lire général, déjA mystérieux dans les Instructions Officielles (5) n'avait pas, dans notre groupe, vraiment gagné en visibilité.
Apprentissage forcément imprévisible, nécessairement original, la maîtrise de la lecture pouvait-elle échapper A l'incessante sollicitation des enseignants qui ne proposaient que des textes aux contenus riches et plaisants, liés aux intérêts des enfants ?
Apprentis constamment soumis A la sollicitude de leurs maîtres et A la qualité des supports écrits, les lecteurs pouvaient-ils manquer, un jour, de déployer le résultat attendu de leurs lentes et souterraines évolutions ?
Guère plus de passerelles entre les textes de la classe et ceux de la littérature générale, aucun "travail de pontonnerie" délibérément installé par l'enseignant : la vie de la classe semblait être, A cette période de la recherche, l'unique fil rouge d'un apprentissage linguistique aux mouvements trop personnels pour être orchestrés. Les textes étaient "livrés A la perspicacité des apprentis-lecteurs qui, tels des enquêteurs désireux de partir en péniche, de manger un gâteau ou d'en finir avec leurs poux, finiraient par venir A bout de tous les obstacles techniques solvables dans le sens." (6) Les parents, eux, devaient faire confiance ou rechercher avec perspicacité la cohérence sous-jacente.


AVANTAGE A LA FICTION PUBLIEE, SUIVIE DE LOIN PAR LES DOCUMENTAIRES
Après des mois de travail les démarches des enseignants se sont considérablement enrichies A force d'échanges réguliers, de lectures communes et de pratiques régulièrement analysées. La littérature jeunesse a alors nettement pris le dessus, ses nombreux atouts lui ayant donné avantage. Exit les textes "maison". Toutes les classes se sont mises A enchaîner, depuis, et dans un bonheur non dissimulé (chez les maîtres comme chez les élèves), des textes de littérature jeunesse, de fiction avec quelques incursions fort timides et très irrégulières des textes documentaires. Nous avons omis d'observer l'installation progressive de ce qui fait aujourd'hui évidence : les albums de littérature jeunesse, quand ils sont œuvres d'artistes ou quand ils résonnent intensément dans l'intime supposé des enfants sont, dans les classes avec lesquelles nous travaillons, les supports privilégiés de l'apprentissage de la lecture (7). Des affirmations en entraînant naturellement d'autres, il a été rapidement déduit que, si on apprenait A lire sur de "vrais textes", alors, il fallait de "vrais auteurs" A la barre : pas de leçon de lecture sans écriture ! Certitude largement partagée et qui a réduit en miettes l'audace des enseignants, faisant battre en retraite toute velléité, chez eux, de devenir les propres producteurs des textes de référence de la classe. Jamais ils ne feraient aussi bien que les meilleurs des créateurs dont ils apprenaient, jour après jour, A découvrir les ressources, dont ils comprenaient, de mieux en mieux, les effets positifs sur le développement d'un comportement de lecteur qui, plus que jamais et d'emblée, devait être celui d'un expert.
Mais, si les écritures magistrales ont fondu A l'ombre d'écrivains reconnus, les lectures savantes des enseignants, elles, se sont épanouies, mutualisées, enrichies : jamais les maîtres n'avaient, A notre connaissance, autant investi dans la lecture experte des albums, dans l'espoir de voir se développer chez leurs élèves non seulement des compétences de base (savoir ce que dit le texte) et des compétences approfondies (comment le texte dit ce qu'il dit) mais aussi, mais surtout, des compétences remarquables (ce que le texte dit sans le dire). Dès lors, tous les textes choisis l'ont été pour l'explicite et l'implicite, pour la forme et le fonds, en fonction des lecteurs et par rapport aux auteurs, connectés A l'expérience universelle via l'expérience quotidienne. Quadrillé, le fonds général de livres a alors servi d'immense réservoir A des leçons de lecture qui, petit A petit, se sont transformées en lectures d'écriture.


LE CHOIX EN QUESTIONS
Si nous avons déjA écrit ici la nécessité d'être vigilants sur les raisons de cet engouement pour la littérature jeunesse, pour ce que signifiait ce plaisir avec les albums, pour ce qu'il disait des retrouvailles secrètes entre les adultes et leur propre enfance, nous aimerions, dans cet article, ré-interroger l'abandon des textes en circuits-courts dont les conséquences d'une désaffection avaient déjA été signalées dans cette revue : "Comment, sans couper l'enseignement de la lecture des raisons de lire, choisir des textes qui maintiennent l'intérêt des jeunes enfants et augmentent A la fois leurs connaissances générales sur le monde et sur l'écrit ? Comment un lecteur débutant (qui n'est pas un lecteur confirmé et qui a peu d'expériences de lecteurs en action autour de lui) peut-il s'acharner sur un texte quand les textes précédents ne l'aident pas A aborder le nouveau ? Comment espérer qu'un enfant entre une nouvelle fois dans une expérience qui lui résiste régulièrement et le livre A la merci des toujours plus confirmés qui, gentiment, lui font le récit d'expéditions de plus en plus mystérieuses, de moins en moins convoitées ? La passion de comprendre peut-elle seule venir A bout des difficultés techniques ou se nourrit-elle aussi de l'augmentation de moyens personnels d'investigation ?" (8)
Qu'en est-il des démarches des enfants, de chaque enfant, quand les textes ne sont plus proposés en fonction d'un programme d'enseignement mais d'une cohérence sémantique qui risque bien de ne l'être que pour celui qui opère le choix ? Même explicitée A des jeunes enfants, la correspondance entre Le voyage d'Oregon (9) et l'univers d'Aragon via le poème de Rimbaud Sensation qui inaugure l'album est-elle suffisante pour lier les éléments d'une formation initiale ? (10) Et comment ce choix stratégique, mûrement réfléchi pour des adultes, légitime pour des lecteurs confirmés, extrêmement pertinent dans l'ambition affirmée d'enseigner A un haut niveau, rencontre-t-il les divers états de maturité des lecteurs débutants de grande section, lecteurs naïfs qui doivent poursuivre consciemment, dans des registres littéraires aussi éloignés, la construction d'un apprentissage linguistique ? Dans l'effervescence d'un groupe d'élèves au travail, sur quelles bases et A quelles conditions chaque enfant, au seuil d'une culture de l'écrit, peut-il trouver, dans l'immensité de l'espace A parcourir, les prises qui lui assurent une progression en toute sécurité ?
Faute d'observer finement ce qui se passe réellement, y compris dans un environnement de qualité, ne doit-on pas craindre, comme le décrit Jacques Lévine, une répartition aussi secrète qu'inégale quand il estime qu'au CP près de 40% des enfants sont suivistes, qu'ils se forgent une lecture superficielle par imitation des comportements des autres mais qu'on "les considère A tort comme des lecteurs vrais. Ils sont en réalité des lecteurs trop laborieux, trop superficiels. Il manque A leur lecture quelque chose de fondamental, le sens du dialogue avec l'auteur des textes." (11)
A quelles conditions peut-il y avoir dialogue entre un apprenti-lecteur et un éventail d'auteurs qui jouent, chacun A leur façon et A l'intérieur d'enjeux spécifiques, avec les ressources de la langue ? Comment penser la succession des textes, dans ce qu'ils disent et de la manière dont ils le disent, pour que des jeunes enfants aient des chances de s'approprier non seulement le message mais aussi le système qui le génère ? De se l'approprier vraiment, au-delA d'un fonctionnement de groupe mais grâce A l'acquisition de démarches, de questions, de recherches personnellement instrumentées ?


DES QUESTIONS A NE PAS PASSER SOUS SILENCE

Du silence d'un dialogue avec soi au dialogue silencieux avec un autre
Peut-être faut-il poursuivre en rappelant quelques "fondamentaux".
Indépendamment du texte choisi pour la leçon de lecture, il circule dans la classe de multiples écrits sous formes de listes, de grilles, de tableaux, de textes courts comme des consignes, des définitions, des avertissements ou bien des textes plus longs comme des modes d'emplois, des guides d'utilisation, des règlements… dont la seule fréquence ne saurait garantir la maîtrise.
Si, A l'oral "le besoin de quelque chose et la demande, la question et la réponse, l'énoncé et la réplique, l'incompréhension et l'explication et une multitude d'autres rapports analogues entre le motif et le discours déterminent entièrement la situation propre au langage effectivement sonore", A l'écrit, "nous sommes contraints de créer nous-mêmes la situation, plus exactement de nous la représenter par la pensée." (12) Il s'agit d'entrer volontairement en relation avec quelqu'un qui, pour être compris tout en étant absent, extérieur, doit créer, par l'écrit, une situation commune de communication "dans tous ses détails pour devenir intelligible A un autre" en offrant le maximum de développements ce qui fait que "même ce qui est omis dans le langage oral doit donc y être nécessairement mentionné." (13) Le lecteur va devoir traiter toutes les ressources que l'écriture met A sa disposition pour faire d'un contexte initialement étranger une référence commune entre un auteur inconnu et lui-même. Exemple : lorsque l'enseignante, qui a constaté la panique du groupe A la vue du saignement abondant d'un enfant accidenté, distribue un texte expliquant les raisons de l'écoulement du sang, les processus de cicatrisation etc., ce texte va traiter de la situation en amont de la chute de référence et parler du flux normal du sang, inventer d'autres causes de saignement que celles de l'enfant de la classe, sortir de l'émotion etc. Un dialogue silencieux va alors se mettre A l'œuvre chez le jeune lecteur qui va transposer le contenu explicite du document A la situation implicite de la cour de récréation. Il en va de même pour les recommandations d'un guide touristique avant un départ en montagne, pour un exercice de géographie ou la présentation écrite d'un travail de groupe sans la présence du maître, etc.
Le dialogue intérieur, le jeune enfant y a déjA accès, depuis un temps plus ou moins long, lorsqu'il se parle mentalement, intimement, sur les modes de fonctionnement propres A l'oral ; mais ce langage lui permet de s'adresser A lui-même sous la forme d'un "langage réduit au maximum, abrégé, sténographique" (13) plein d'ellipses. Dans les textes écrits, qui circulent ordinairement en classe, le langage, lui, "est orienté vers une intelligibilité maximale pour autrui. Tout doit y être dit intégralement." Plus d'ellipses, de non-dits, ou d'A peu près dits, vite compris ; on change de registre et ce changement-lA n'est pas anodin : "Le passage du langage intérieur réduit au maximum, langage pour soi, au langage développé au maximum, langage pour autrui, exige de l'enfant des opérations très complexes de construction volontaire du tissu sémantique." (13)
C'est pourquoi la quantité d'écrits rythmant la vie quotidienne doit-elle faire l'objet, elle aussi, d'études rigoureuses, d'entraînements techniques, de vérifications réitérées afin de sonder l'usage que chaque enfant fait pour soi du discours d'autrui, discours écrit, A lui-même destiné : que se représente-t-il, qu'utilise-t-il comme éléments pour faire du sens, comment répond-il aux sollicitations lointaines, comment entre-t-il dans une conversation muette ?
Le silence qui entoure l'acte de lecture a besoin de s'entretenir A tous les sens du terme.

Les voix du texte
En dehors de ce type de textes dont le traitement nécessite des habiletés trop souvent négligées parce qu'elles paraissent simples, évidentes, d'autres textes sont plus longuement étudiés pour être, eux aussi, maîtrisés volontairement, consciemment et individuellement. Ces textes, parce que nous en faisons les unités de base de l'enseignement de la lecture, doivent, selon nous, être complexes pour permettre le plein développement d'un apprentissage. Complexité qui, pour être nécessaire, ne peut s'éloigner des attentes et des aptitudes des enfants pour le fonds et la forme du support choisi : "si les messages qui parviennent au jeune enfant sont linguistiquement incompréhensibles, ils doivent, A l'inverse, être parfaitement adaptés A la situation dans laquelle il est impliqué. Il n'apprendrait jamais A parler si on lui faisait entendre, même très fort et très lentement, des conférences enregistrées au Collège de France. (…) l'écrit qu'utilise le très jeune enfant ne peut se réduire A celui destiné A l'homme blanc de 30 ans. (…) En quoi [ces écrits] sont-ils d'abord des écrits que les adultes utilisent pour vivre avec et près de l'enfant et par rapport auxquels celui-ci invente son propre usage ? En quoi sont-ils ensuite des écrits ayant plus spécifiquement pour destinataire le public de cet âge mais présentant une certaine complexité A analyser, offrant une distanciation et une théorisation de son expérience ?" (14)
Si, comme nous venons de l'écrire, les sélections des enseignants se focalisent sur la fiction (et la fiction de qualité, une production artistique, donc), un autre problème se pose alors.
Nous avons présenté précédemment le langage écrit comme plus achevé que le langage oral et devant manifester intégralement ce qui, dans la conversation, existe sous la forme de sous-entendus, de connivences et que la situation de communication rend intelligible. La création littéraire, elle, n'entre pas dans ce cas de figure ne serait-ce que parce qu'elle travaille abondamment les implicites, A l'intérieur du texte lui-même mais aussi entre le texte et les images du même album, entre les textes, les images de la production éditoriale en général. Tout auteur sait que son objet, s'il recèle "une plénitude inépuisable", s'il révèle, au cours du travail, de nombreuses contradictions internes, traverse en même temps des discours sociaux multiples, des formes littéraires déjA rencontrées. C'est même lA, dans la multiplicité des discours "déjA connus", "déjA lus" que se forme l'horizon d'attente : "Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'informations : par tout un jeu d'annonces, de signaux - manifestes ou latents- de références implicites, de caractéristiques déjA familières, son public est prédisposé A un certain mode de réception.
Elle évoque des choses déjA lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début, crée une certaine attente de la "suite" et de la "fin", attente qui peut A mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l'ironie." (15)
Dans cette "confusion de Babel" qui se manifeste autour du créateur, son objet "est le point de convergence de voix diverses, au milieu desquelles sa voix doit aussi retentir : c'est pour elle que les autres voix créent un fonds indispensable, hors duquel ne sont ni saisissables, ni "résonnantes" les nuances de sa prose littéraire." (16) Au lieu d'étouffer ces voix étrangères, l'auteur va donc en jouer, en les introduisant dans son œuvre : "Il utilise des discours déjA peuplés par les intentions sociales d'autrui, les contraint A servir ses intentions nouvelles, A servir un second maître. (…) Les voix sociales et historiques qui peuplent le langage (tous ses mots, toutes ses formes), qui lui donnent des significations concrètes, précises, s'organisent dans le roman [mais aussi dans certains albums] en un harmonieux système stylistique, traduisant la position socio-idéologique différenciée de l'auteur au sein du plurilinguisme de son époque." (17) Et comme "tout discours est dirigé sur une réponse, et ne peut échapper A l'influence profonde du discours-réplique prévu" (18), le lecteur, interlocuteur privilégié, entre A son tour dans cette suite de dialogues démêlant comme il peut "le fond du langage, son sens réel, sur le fond d'autres énoncés concrets sur le même thème, d'autres opinions, points de vue et appréciations en langage divers, autrement dit, sur le fond de tout ce qui complique le chemin de tout discours vers son objet." (19)

Si la forme littéraire nécessite expertise de la part du lecteur, il ne faudrait pas croire que les documentaires ou les écrits de presse, parce qu'ils traitent de "la réalité" échappent A ce jeu implicite entre le fond du langage humain et celui que l'auteur tente de faire naître A son tour. (20) Faussement ou naïvement, comment l'auteur de textes documentaires s'y prend-il pour faire comme si son avis n'avait pas d'importance, comme s'il devait être dissimulé derrière la présentation objective que nécessite ce genre d'écriture, comme si un type de lecteur n'était pas spécifié dans son projet ? C'est ainsi que même scientifique, même de presse, tout texte "est le produit d'une intention de départ de l'auteur qui subit l'influence de différentes représentations ; représentation que l'auteur se fait du sujet A traiter ; représentation qu'il se fait du lecteur ; enfin, représentation qu'il se fait de la manière dont le lecteur pourra appréhender le contenu proposé. L'ensemble de ce processus conduit A des décisions qui se concrétisent sur la surface graphique et qui constituent ce qu'on appelle la mise en scène du savoir." (21)


APPRENDRE A LIRE DES TEXTES GRACE AUX TEXTES
La lecture est toujours cette prise en compte des circonstances de production, des mises en scènes de l'auteur, toujours présent dans son texte, du reflet des autres textes dans le texte présent, des sous-bassements constitutifs de toute construction discursive. Enchaîner des textes dans des leçons de lecture c'est permettre que des liens s'instaurent, A ces différents niveaux, A tous ces niveaux, d'une expérience A l'autre ; c'est prévoir de faire acquérir aux enfants des prises multiples sur chaque nouveau texte qui rende le prochain plus accessible A des explorations de plus en plus poussées, de plus en plus étagées.
Deux questions sont A résoudre lorsqu'il s'agit d'accompagner ce processus de lectures enchevêtrées, de leur assurer un destin original en chaque lecteur :
1. D'une part, tenir compte des recouvrements entre les textes pour que chacun d'eux serve de tremplin aux suivants, sans gouffre infranchissable entre eux ; même si chaque expérience ne doit pas être amputée de la complexité de sa globalité sous prétexte d'accessibilité "nous devons toujours déterminer le seuil inférieur d'apprentissage. Mais cela n'épuise pas la question : nous devons savoir déterminer le seuil supérieur d'apprentissage. C'est seulement dans cet intervalle que se situe la période optimale d'apprentissage d'une matière donnée." (22) Comment nos choix de textes occupent-ils cet intervalle ?
2. D'autre part, si : "un enfant analphabète dans un groupe d'enfants qui savent lire et écrire retardera dans son développement et dans la réussite relative de son activité intellectuelle tout comme un enfant qui sait lire et écrire dans un groupe d'enfants analphabètes, bien que pour l'un la progression de son développement et de sa réussite soit entravée par la trop grande difficulté de l'apprentissage et pour l'autre par sa trop grande facilité. Ces conditions opposées aboutiront A un résultat identique : dans l'un et l'autre cas l'apprentissage s'effectue en dehors de la zone prochaine de développement, étant situé pour l'un en deçA de cette zone et pour l'autre au-delA. Enseigner A l'enfant ce qu'il n'est pas capable d'apprendre est aussi stérile que lui enseigner ce qu'il sait déjA faire tout seul" (23), comment gérer l'hétérogénéité des âges A laquelle nous tenons ? Lors de travaux dans les classes, Jean Foucambert avait proposé qu'A partir d'un même texte, exploré dans un premier temps collectivement et selon des principes de participation bien définis, on opère des décrochages successifs d'enfants de grande section, puis de CP, en sachant que ces deux groupes poursuivaient, en groupes autonomes, leur travail pendant qu'en leur présence, le texte continue d'être exploré par les plus expérimentés. On retrouve lA un des bénéfices de la classe A plusieurs cours lorsque des enfants d'âges différents entendent, hors du cadre de leur activité principale, des propos qu'ils intègrent, petit A petit, dans leur mode de pensée. (24)

Peut-être faudrait-il intercaler, entre les textes littéraires, documentaires et de presse, dans les leçons de lecture des textes susceptibles de revenir d'une part sur la manière dont l'écriture prend en compte les différents niveaux de langage et d'autre part sur les obstacles liés A la trop grande difficulté ou la trop grande difficulté des textes étudiés selon l'âge, le niveau. Ces textes, écrits par le maître, ces circuits-courts, auraient, pour le coup, véritable fonction d'établir un court-circuit : "mise en relation directe de deux points dont les potentiels sont différents", avec l'avantage de ne pas mettre, d'un texte A l'autre, des enfants en état de sous-tension, d'autres hors circuit. A


(1) Le module de la leçon de lecture a été longuement décrit dans son processus d'élaboration (Les recherches-actions de l'AFL, A.L. n° 45, 46, 47, 48 et 49) dans ses réalisations plus abouties (A.L. n° 60) et dans ses réinvestissements du côté des adultes (Lecture d'une leçon, Y. Chenouf, H. Moëlo, A.L. n°52).

(2) Bois Nathalie, Le circuit-court : sa spécificité et ses usages, A.L. n°62, juin 98, p.35.

(3) La lecture dans le cycle des 5/8 ans, rapport de recherche, Foucambert J., Goigoux R., Chenouf Y., Violet M., INRP, 3 tomes, 1994/95 et A.L. n°48 et 49.

(4) Chenouf Y., Apprendre A lire avec des textes, A.L. n°46, sept.94, pp. 76-81.

(5) Instructions Officielles. Maîtrise de la langue A l'école, Centre de Documentation Pédagogique/Savoir Livre,p58

(6) Une des manières de prendre des distances avec le pouvoir fascinant de la littérature dans les rappels qu'elle fait de sa propre enfance est d'apprendre A regarder cette littérature non seulement A partir des échos nostalgiques qu'elle étend A ses souvenirs mais en tant qu'objet artistique. Un très bel exemple est donné pp. 13-20 ce même numéro par Hervé Moëlo quand il évoque un stage de littérature en Russie. On en profitera pour relire du même auteur Les enfants respirent le même air que nous. (A.L. n°60, déc.97, pp. 80-85)

(7) Mondémé G.. Voir les raisons que cet enseignant donne A ce choix dans un entretien qu'ont réalisé Jo et André MOUREY pour ce dossier.

(8) Chenouf Y., Techniques et passions, A.L. n°45, mars 95, pp. 92-96

(9) Joos, Rascal, Le voyage d'Oregon, Pastel

(10) Vers l'objet texte, Berruto C., Oualid S., Teppa M., A.L. n°63, sept.98, pp. 72-78.

(11) Lévine J., Table ronde : Quels contenus d'enseignement, quelle définition de l'école maternelle ?, Maternelle offre avenir, Forum organisé par le SNUipp, le 28 janvier 1998, Maison de la Chimie A Paris, 25 F, SNUipp, 128 Boulevard Blanqui, 75013 Paris (Cf. A.L. n°63, sept.98 ; p.95).

(12) Vygotski L., Pensée et langage, La Dispute, 1997, p. 340

(13) Ibidem, p. 342

(14) Foucambert J., Dossier lire, écrire au cycle 1, Quels écrits pour les jeunes enfants ?, AFL.

(15) Jauss H.R., Pour une esthétique de la réception, Gallimard

(16) Baktine M., Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Tel, p. 102

(17) Ibidem, pp. 120-121

(18) Ibidem, p. 103

(19) Ibidem, p. 104

(20) Badiou P., p de ce numéro.

(21) Robert A., Lire des documentaires scientifiques, Journal des Instituteurs n°5, Janvier 1998, p. 69

(22) Vygotski L., Pensée et langage, La Dispute, 1997, p. 356

(23) Ibidem, p. 360

(24) Foucambert J., Compte-rendu intermédiaire de la recherche 94-97. Disponible sur demande A l'AFL.

Yvanne Chenouf