La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°64
décembre 1998
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Lire au cycle 2
Des textes et des lecteurs sous haute tension contrôlée
Le choix des textes supports A la leçon de lecture au cycle 2
L'APPRENTISSAGE : DES LIENS ENTRE LE PARTICULIER ET L'UNIVERSEL
Si la qualité de la leçon de lecture, module central du travail de recherche du groupe cycle 2 (1),
repose A court terme sur le texte qui lui sert de support, son
efficacité, A long terme, n'est pas dissociable de
l'enchaînement de tous les textes qui, de module en module, doit
favoriser consolidations, réinvestissements, découvertes
et retrouvailles, approfondissements et généralisations,
autant d'opérations que les enfants sont amenés A
réaliser en commun et séparément. Au début
de l'élaboration de ce dispositif d'enseignement, deux
possibilités avaient été envisagées : le
recours A la littérature jeunesse publiée
(fiction, presse et documentaire) ou bien A des productions
effectuées par l'enseignant et touchant directement ou
indirectement la vie de la classe.
La littérature jeunesse amenait avec elle la
garantie d'une écriture, univers artistique ou scientifique, et
pouvait agir sur les raisons de lire des enfants en les familiarisant
avec des livres, des auteurs, des maisons d'édition, des
collections, des genres… tout en diminuant
considérablement le travail de l'enseignant qui se sentait plus
ou moins capable de produire régulièrement des textes
intéressants et "bien écrits".
La disponibilité, la permanence étaient les atouts majeurs de cette option-lA.
Les textes "maison" souvent appelés
circuits-courts parce qu'ils fonctionnent dans un cadre de
proximité (le circuit de la classe, de la famille et de
l'école, du quartier…) (2),
offraient aux enfants la possibilité de découvrir la
lecture dans une de ses fonctions essentielles (retour réflexif
sur la vie intime et collective), et aux enseignants, le pouvoir de
maîtriser forme et contenu des énoncés,
éléments linguistiques et extra-linguistiques en vue
d'entraîner l'activité de compréhension des
élèves.
L'adaptation des textes aux savoirs disponibles dans le
groupe, sur le monde en général et sur la langue
écrite en particulier, présentaient ici d'autres atouts
non négligeables.
D'un côté, la permanence d'un
fonds de livres dans lequel puiser pour développer des rapports
- toujours imprévisibles mais supposés riches - avec
l'écrit littéraire, documentaire ou de presse ; de l'autre côté,
la propriété d'une production écrite anticipant le
cours d'un processus et prévoyant la construction de
stratégies supposées constitutives de l'acte de lecture
dans sa globalité (identification ou découverte de mots,
de structures, de genres, génération d'autres
connaissances A partir de situations connues, inférences
A l'intérieur d'un texte, entre divers textes,
repérages dans un genre, un univers d'écriture familiers,
appréciation des reprises, des contre-emplois, etc.).
Au début de l'aventure de la "leçon de lecture", de 1991
A 1994, un certain équilibre entre ces deux
possibilités semblait s'être établi. C'est de ces
conclusions que nous faisions état lorsque nous
présentions les résultats d'observations
effectuées A partir de 305 textes utilisés au
cours d'un trimestre dans les 18 classes des 11 écoles
engagées dans une recherche sur la lecture des 5/8 ans (3).
Les taux de fréquence les plus élevés se
partageaient l'une et l'autre des tendances ci-dessus
évoquées :
- 36,07 % des textes étaient écrits par l'enseignant de
la classe tandis que 39,67 % provenaient du fonds littérature
jeunesse
- 27,87% étaient narratifs tandis que 34,1 % étaient descriptifs
- 21,64% étaient des comptes-rendus, des rapports pour 23,61 % d'histoires, de contes
- 50,5 % étaient destinés A un lecteur universel
pour 49,5 % A un lecteur précis (celui de la classe). (4)
Le lecteur dans l'infinie variété des textes
Une attitude sage traçait, A première vue, les
limites d'un juste milieu. Mais, dans ce qui peut ressembler A
une égale répartition des offres de lecture se cachait le
plus grand éclectisme dans les contenus comme dans les formes.
Tout laisse A penser que les textes n'étaient choisis que
pour répercuter les événements forts de la classe,
les sentiments des enfants d'un même âge, confrontés
aux mêmes situations : présentés pour des raisons
propres A la vie du groupe, ces textes n'affichaient pas
d'intérêt clair pour autre chose que le thème,
laissant A un traitement secondaire ou ultérieur ce qui
pouvait relever de l'organisation interne du texte, ses relations avec
les autres titres, les circonstances de sa production etc. tout ce qui
participe pourtant activement A l'élaboration d'une
compréhension. C'est comme si l'expression 'lire c'est
comprendre' avait imposé la prise en compte exclusive d'un
contenu suffisamment fort pour privilégier les activités
d'exploration de sens, extraction, traitement, discussion… ; les
éléments linguistiques venant en plus, supports d'autres
apprentissages, limités A des domaines isolés
(vocabulaire, grammaire, orthographe…) éventuellement,
réinvestissables dans la production personnelle. C'est ainsi
qu'après avoir étudié une histoire de lutins, pour
célébrer l'automne, il n'était pas rare que des
jeunes enfants soient confrontés A la description
technique de la péniche qui devait les emmener en classe de
découverte avant d'étudier la recette de la bûche
aux marrons, annonciatrice des fêtes A venir, sans perdre
de vue le congrès de parasitologie qui tombait rituellement
A pic ! Ni le genre, ni le type d'écriture, ni le
lexique, ni la syntaxe ne paraissaient se donner franchement
rendez-vous d'un texte A l'autre : aux enfants de faire des
liens, sur des ponts invisibles aux constructions masquées, ou
bien au hasard le soin de condenser, un jour ou l'autre, dans la
succession illimitée des textes, telle ou telle
régularité dans la même règle : le passage
du prélèvement ponctuel d'indices au savoir-lire
général, déjA mystérieux dans les
Instructions Officielles (5) n'avait pas, dans notre groupe, vraiment gagné en visibilité.
Apprentissage forcément imprévisible,
nécessairement original, la maîtrise de la lecture
pouvait-elle échapper A l'incessante sollicitation des
enseignants qui ne proposaient que des textes aux contenus riches et
plaisants, liés aux intérêts des enfants ?
Apprentis constamment soumis A la sollicitude de leurs
maîtres et A la qualité des supports écrits,
les lecteurs pouvaient-ils manquer, un jour, de déployer le
résultat attendu de leurs lentes et souterraines
évolutions ?
Guère plus de passerelles entre les textes de la classe et ceux
de la littérature générale, aucun "travail de
pontonnerie" délibérément installé par
l'enseignant : la vie de la classe semblait être, A cette
période de la recherche, l'unique fil rouge d'un apprentissage
linguistique aux mouvements trop personnels pour être
orchestrés. Les textes étaient "livrés
A la perspicacité des apprentis-lecteurs qui, tels des
enquêteurs désireux de partir en péniche, de manger
un gâteau ou d'en finir avec leurs poux, finiraient par venir
A bout de tous les obstacles techniques solvables dans le sens." (6) Les parents, eux, devaient faire confiance ou rechercher avec perspicacité la cohérence sous-jacente.
AVANTAGE A LA FICTION PUBLIEE, SUIVIE DE LOIN PAR LES DOCUMENTAIRES
Après des mois de travail les démarches des enseignants
se sont considérablement enrichies A force
d'échanges réguliers, de lectures communes et de
pratiques régulièrement analysées. La
littérature jeunesse a alors nettement pris le dessus, ses
nombreux atouts lui ayant donné avantage. Exit les textes
"maison". Toutes les classes se sont mises A enchaîner,
depuis, et dans un bonheur non dissimulé (chez les maîtres
comme chez les élèves), des textes de littérature
jeunesse, de fiction avec quelques incursions fort timides et
très irrégulières des textes documentaires. Nous
avons omis d'observer l'installation progressive de ce qui fait
aujourd'hui évidence : les albums de littérature
jeunesse, quand ils sont œuvres d'artistes ou quand ils
résonnent intensément dans l'intime supposé des
enfants sont, dans les classes avec lesquelles nous travaillons, les
supports privilégiés de l'apprentissage de la lecture (7).
Des affirmations en entraînant naturellement d'autres, il a
été rapidement déduit que, si on apprenait
A lire sur de "vrais textes", alors, il fallait de "vrais
auteurs" A la barre : pas de leçon de lecture sans écriture !
Certitude largement partagée et qui a réduit en miettes
l'audace des enseignants, faisant battre en retraite toute
velléité, chez eux, de devenir les propres producteurs
des textes de référence de la classe. Jamais ils ne
feraient aussi bien que les meilleurs des créateurs dont ils
apprenaient, jour après jour, A découvrir les
ressources, dont ils comprenaient, de mieux en mieux, les effets
positifs sur le développement d'un comportement de lecteur qui,
plus que jamais et d'emblée, devait être celui d'un
expert.
Mais, si les écritures magistrales ont fondu A l'ombre
d'écrivains reconnus, les lectures savantes des enseignants,
elles, se sont épanouies, mutualisées, enrichies : jamais
les maîtres n'avaient, A notre connaissance, autant
investi dans la lecture experte des albums, dans l'espoir de voir se
développer chez leurs élèves non seulement des
compétences de base (savoir ce que dit le texte) et des
compétences approfondies (comment le texte dit ce qu'il dit)
mais aussi, mais surtout, des compétences remarquables (ce que
le texte dit sans le dire). Dès lors, tous les textes choisis
l'ont été pour l'explicite et l'implicite, pour la forme
et le fonds, en fonction des lecteurs et par rapport aux auteurs,
connectés A l'expérience universelle via
l'expérience quotidienne. Quadrillé, le fonds
général de livres a alors servi d'immense
réservoir A des leçons de lecture qui, petit
A petit, se sont transformées en lectures
d'écriture.
LE CHOIX EN QUESTIONS
Si nous avons déjA écrit ici la
nécessité d'être vigilants sur les raisons de cet
engouement pour la littérature jeunesse, pour ce que signifiait
ce plaisir avec les albums, pour ce qu'il disait des retrouvailles
secrètes entre les adultes et leur propre enfance, nous
aimerions, dans cet article, ré-interroger l'abandon des textes
en circuits-courts dont les conséquences d'une
désaffection avaient déjA été
signalées dans cette revue : "Comment,
sans couper l'enseignement de la lecture des raisons de lire, choisir
des textes qui maintiennent l'intérêt des jeunes enfants
et augmentent A la fois leurs connaissances
générales sur le monde et sur l'écrit ? Comment un
lecteur débutant (qui n'est pas un lecteur confirmé et
qui a peu d'expériences de lecteurs en action autour de lui)
peut-il s'acharner sur un texte quand les textes
précédents ne l'aident pas A aborder le nouveau ?
Comment espérer qu'un enfant entre une nouvelle fois dans une
expérience qui lui résiste régulièrement et
le livre A la merci des toujours plus confirmés qui,
gentiment, lui font le récit d'expéditions de plus en
plus mystérieuses, de moins en moins convoitées ? La
passion de comprendre peut-elle seule venir A bout des
difficultés techniques ou se nourrit-elle aussi de
l'augmentation de moyens personnels d'investigation ?" (8)
Qu'en est-il des démarches des enfants, de chaque enfant, quand
les textes ne sont plus proposés en fonction d'un programme
d'enseignement mais d'une cohérence sémantique qui risque
bien de ne l'être que pour celui qui opère le choix ?
Même explicitée A des jeunes enfants, la
correspondance entre Le voyage d'Oregon (9) et l'univers d'Aragon via le poème de Rimbaud Sensation qui inaugure l'album est-elle suffisante pour lier les éléments d'une formation initiale ? (10)
Et comment ce choix stratégique, mûrement
réfléchi pour des adultes, légitime pour des
lecteurs confirmés, extrêmement pertinent dans l'ambition
affirmée d'enseigner A un haut niveau, rencontre-t-il les
divers états de maturité des lecteurs débutants de
grande section, lecteurs naïfs qui doivent poursuivre
consciemment, dans des registres littéraires aussi
éloignés, la construction d'un apprentissage linguistique
? Dans l'effervescence d'un groupe d'élèves au travail,
sur quelles bases et A quelles conditions chaque enfant,
au seuil d'une culture de l'écrit, peut-il trouver, dans
l'immensité de l'espace A parcourir, les prises qui lui
assurent une progression en toute sécurité ?
Faute d'observer finement ce qui se passe réellement, y compris
dans un environnement de qualité, ne doit-on pas craindre, comme
le décrit Jacques Lévine, une répartition aussi
secrète qu'inégale quand il estime qu'au CP près
de 40% des enfants sont suivistes, qu'ils se forgent une lecture
superficielle par imitation des comportements des autres mais qu'on "les
considère A tort comme des lecteurs vrais. Ils sont en
réalité des lecteurs trop laborieux, trop superficiels.
Il manque A leur lecture quelque chose de fondamental, le sens
du dialogue avec l'auteur des textes." (11)
A quelles conditions peut-il y avoir dialogue entre un apprenti-lecteur
et un éventail d'auteurs qui jouent, chacun A leur
façon et A l'intérieur d'enjeux
spécifiques, avec les ressources de la langue ? Comment penser
la succession des textes, dans ce qu'ils disent et de la manière
dont ils le disent, pour que des jeunes enfants aient des chances de
s'approprier non seulement le message mais aussi le système qui
le génère ? De se l'approprier vraiment, au-delA
d'un fonctionnement de groupe mais grâce A l'acquisition
de démarches, de questions, de recherches personnellement
instrumentées ?
DES QUESTIONS A NE PAS PASSER SOUS SILENCE
Du silence d'un dialogue avec soi au dialogue silencieux avec un autre
Peut-être faut-il poursuivre en rappelant quelques "fondamentaux".
Indépendamment du texte choisi pour la leçon de lecture,
il circule dans la classe de multiples écrits sous formes de
listes, de grilles, de tableaux, de textes courts comme des consignes,
des définitions, des avertissements ou bien des textes plus
longs comme des modes d'emplois, des guides d'utilisation, des
règlements… dont la seule fréquence ne saurait
garantir la maîtrise.
Si, A l'oral "le besoin de quelque chose et la
demande, la question et la réponse, l'énoncé et la
réplique, l'incompréhension et l'explication et une
multitude d'autres rapports analogues entre le motif et le discours
déterminent entièrement la situation propre au langage
effectivement sonore", A l'écrit, "nous sommes
contraints de créer nous-mêmes la situation, plus
exactement de nous la représenter par la pensée." (12)
Il s'agit d'entrer volontairement en relation avec quelqu'un qui, pour
être compris tout en étant absent, extérieur, doit
créer, par l'écrit, une situation commune de
communication "dans tous ses détails pour devenir intelligible A un autre" en offrant le maximum de développements ce qui fait que "même ce qui est omis dans le langage oral doit donc y être nécessairement mentionné." (13)
Le lecteur va devoir traiter toutes les ressources que
l'écriture met A sa disposition pour faire d'un contexte
initialement étranger une référence commune entre
un auteur inconnu et lui-même. Exemple : lorsque l'enseignante,
qui a constaté la panique du groupe A la vue du
saignement abondant d'un enfant accidenté, distribue un texte
expliquant les raisons de l'écoulement du sang, les processus de
cicatrisation etc., ce texte va traiter de la situation en amont de la
chute de référence et parler du flux normal du sang,
inventer d'autres causes de saignement que celles de l'enfant de la
classe, sortir de l'émotion etc. Un dialogue silencieux va alors
se mettre A l'œuvre chez le jeune lecteur qui va
transposer le contenu explicite du document A la situation
implicite de la cour de récréation. Il en va de
même pour les recommandations d'un guide touristique avant un
départ en montagne, pour un exercice de géographie ou la
présentation écrite d'un travail de groupe sans la
présence du maître, etc.
Le dialogue intérieur, le jeune enfant y a déjA
accès, depuis un temps plus ou moins long, lorsqu'il se parle
mentalement, intimement, sur les modes de fonctionnement propres
A l'oral ; mais ce langage lui permet de s'adresser A
lui-même sous la forme d'un "langage réduit au maximum, abrégé, sténographique" (13) plein d'ellipses. Dans les textes écrits, qui circulent ordinairement en classe, le langage, lui, "est orienté vers une intelligibilité maximale pour autrui. Tout doit y être dit intégralement."
Plus d'ellipses, de non-dits, ou d'A peu près dits, vite
compris ; on change de registre et ce changement-lA n'est pas
anodin : "Le passage du langage intérieur réduit au
maximum, langage pour soi, au langage développé au
maximum, langage pour autrui, exige de l'enfant des opérations
très complexes de construction volontaire du tissu
sémantique." (13)
C'est pourquoi la quantité d'écrits rythmant la vie
quotidienne doit-elle faire l'objet, elle aussi, d'études
rigoureuses, d'entraînements techniques, de vérifications
réitérées afin de sonder l'usage que chaque enfant
fait pour soi du discours d'autrui, discours écrit, A
lui-même destiné : que se représente-t-il,
qu'utilise-t-il comme éléments pour faire du sens,
comment répond-il aux sollicitations lointaines, comment
entre-t-il dans une conversation muette ?
Le silence qui entoure l'acte de lecture a besoin de s'entretenir A tous les sens du terme.
Les voix du texte
En dehors de ce type de textes dont le traitement nécessite des
habiletés trop souvent négligées parce qu'elles
paraissent simples, évidentes, d'autres textes sont plus
longuement étudiés pour être, eux aussi,
maîtrisés volontairement, consciemment et
individuellement. Ces textes, parce que nous en faisons les
unités de base de l'enseignement de la lecture, doivent, selon
nous, être complexes pour permettre le plein développement
d'un apprentissage. Complexité qui, pour être
nécessaire, ne peut s'éloigner des attentes et des
aptitudes des enfants pour le fonds et la forme du support choisi : "si
les messages qui parviennent au jeune enfant sont linguistiquement
incompréhensibles, ils doivent, A l'inverse, être
parfaitement adaptés A la situation dans laquelle il est
impliqué. Il n'apprendrait jamais A parler si on lui
faisait entendre, même très fort et très lentement,
des conférences enregistrées au Collège de France.
(…) l'écrit qu'utilise le très jeune enfant ne
peut se réduire A celui destiné A l'homme
blanc de 30 ans. (…) En quoi [ces écrits] sont-ils
d'abord des écrits que les adultes utilisent pour vivre avec et
près de l'enfant et par rapport auxquels celui-ci invente son
propre usage ? En quoi sont-ils ensuite des écrits ayant plus
spécifiquement pour destinataire le public de cet âge mais
présentant une certaine complexité A analyser,
offrant une distanciation et une théorisation de son
expérience ?" (14)
Si, comme nous venons de l'écrire, les sélections des
enseignants se focalisent sur la fiction (et la fiction de
qualité, une production artistique, donc), un autre
problème se pose alors.
Nous avons présenté précédemment le langage
écrit comme plus achevé que le langage oral et devant
manifester intégralement ce qui, dans la conversation, existe
sous la forme de sous-entendus, de connivences et que la situation de
communication rend intelligible. La création littéraire,
elle, n'entre pas dans ce cas de figure ne serait-ce que parce qu'elle
travaille abondamment les implicites, A l'intérieur du
texte lui-même mais aussi entre le texte et les images du
même album, entre les textes, les images de la production
éditoriale en général. Tout auteur sait que son
objet, s'il recèle "une plénitude inépuisable",
s'il révèle, au cours du travail, de nombreuses
contradictions internes, traverse en même temps des discours
sociaux multiples, des formes littéraires déjA
rencontrées. C'est même lA, dans la
multiplicité des discours "déjA connus",
"déjA lus" que se forme l'horizon d'attente : "Même
au moment où elle paraît, une œuvre
littéraire ne se présente pas comme une nouveauté
absolue surgissant dans un désert d'informations : par tout un
jeu d'annonces, de signaux - manifestes ou latents- de
références implicites, de caractéristiques
déjA familières, son public est
prédisposé A un certain mode de réception.
Elle évoque des choses déjA lues,
met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et
dès son début, crée une certaine attente de la
"suite" et de la "fin", attente qui peut A mesure que la lecture
avance, être entretenue, modulée,
réorientée, rompue par l'ironie." (15)
Dans cette "confusion de Babel" qui se manifeste autour du créateur, son objet "est
le point de convergence de voix diverses, au milieu desquelles sa voix
doit aussi retentir : c'est pour elle que les autres voix créent
un fonds indispensable, hors duquel ne sont ni saisissables, ni
"résonnantes" les nuances de sa prose littéraire." (16)
Au lieu d'étouffer ces voix étrangères, l'auteur
va donc en jouer, en les introduisant dans son œuvre : "Il
utilise des discours déjA peuplés par les
intentions sociales d'autrui, les contraint A servir ses
intentions nouvelles, A servir un second maître.
(…) Les voix sociales et historiques qui peuplent le langage
(tous ses mots, toutes ses formes), qui lui donnent des significations
concrètes, précises, s'organisent dans le roman [mais aussi dans certains albums] en
un harmonieux système stylistique, traduisant la position
socio-idéologique différenciée de l'auteur au sein
du plurilinguisme de son époque." (17) Et comme "tout
discours est dirigé sur une réponse, et ne peut
échapper A l'influence profonde du
discours-réplique prévu" (18),
le lecteur, interlocuteur privilégié, entre A son
tour dans cette suite de dialogues démêlant comme il peut "le
fond du langage, son sens réel, sur le fond d'autres
énoncés concrets sur le même thème, d'autres
opinions, points de vue et appréciations en langage divers,
autrement dit, sur le fond de tout ce qui complique le chemin de tout
discours vers son objet." (19)
Si la forme littéraire nécessite expertise de la part du
lecteur, il ne faudrait pas croire que les documentaires ou les
écrits de presse, parce qu'ils traitent de "la
réalité" échappent A ce jeu implicite entre
le fond du langage humain et celui que l'auteur tente de faire
naître A son tour. (20)
Faussement ou naïvement, comment l'auteur de textes documentaires
s'y prend-il pour faire comme si son avis n'avait pas d'importance,
comme s'il devait être dissimulé derrière la
présentation objective que nécessite ce genre
d'écriture, comme si un type de lecteur n'était pas
spécifié dans son projet ? C'est ainsi que même
scientifique, même de presse, tout texte "est le produit
d'une intention de départ de l'auteur qui subit l'influence de
différentes représentations ; représentation que
l'auteur se fait du sujet A traiter ; représentation
qu'il se fait du lecteur ; enfin, représentation qu'il se fait
de la manière dont le lecteur pourra appréhender le
contenu proposé. L'ensemble de ce processus conduit A des
décisions qui se concrétisent sur la surface graphique et
qui constituent ce qu'on appelle la mise en scène du savoir." (21)
APPRENDRE A LIRE DES TEXTES GRACE AUX TEXTES
La lecture est toujours cette prise en compte des circonstances de
production, des mises en scènes de l'auteur, toujours
présent dans son texte, du reflet des autres textes dans le
texte présent, des sous-bassements constitutifs de toute
construction discursive. Enchaîner des textes dans des
leçons de lecture c'est permettre que des liens s'instaurent,
A ces différents niveaux, A tous ces niveaux,
d'une expérience A l'autre ; c'est prévoir de
faire acquérir aux enfants des prises multiples sur chaque
nouveau texte qui rende le prochain plus accessible A des
explorations de plus en plus poussées, de plus en plus
étagées.
Deux questions sont A résoudre lorsqu'il s'agit
d'accompagner ce processus de lectures enchevêtrées, de
leur assurer un destin original en chaque lecteur :
1. D'une part, tenir compte des recouvrements entre les textes pour que
chacun d'eux serve de tremplin aux suivants, sans gouffre
infranchissable entre eux ; même si chaque expérience ne
doit pas être amputée de la complexité de sa
globalité sous prétexte d'accessibilité "nous
devons toujours déterminer le seuil inférieur
d'apprentissage. Mais cela n'épuise pas la question : nous
devons savoir déterminer le seuil supérieur
d'apprentissage. C'est seulement dans cet intervalle que se situe la
période optimale d'apprentissage d'une matière
donnée." (22) Comment nos choix de textes occupent-ils cet intervalle ?
2. D'autre part, si : "un enfant analphabète dans un
groupe d'enfants qui savent lire et écrire retardera dans son
développement et dans la réussite relative de son
activité intellectuelle tout comme un enfant qui sait lire et
écrire dans un groupe d'enfants analphabètes, bien que
pour l'un la progression de son développement et de sa
réussite soit entravée par la trop grande
difficulté de l'apprentissage et pour l'autre par sa trop grande
facilité. Ces conditions opposées aboutiront A un
résultat identique : dans l'un et l'autre cas l'apprentissage
s'effectue en dehors de la zone prochaine de développement,
étant situé pour l'un en deçA de cette zone
et pour l'autre au-delA. Enseigner A l'enfant ce qu'il
n'est pas capable d'apprendre est aussi stérile que lui
enseigner ce qu'il sait déjA faire tout seul" (23),
comment gérer l'hétérogénéité
des âges A laquelle nous tenons ? Lors de travaux dans les
classes, Jean Foucambert avait proposé qu'A partir d'un
même texte, exploré dans un premier temps collectivement
et selon des principes de participation bien définis, on
opère des décrochages successifs d'enfants de grande
section, puis de CP, en sachant que ces deux groupes poursuivaient, en
groupes autonomes, leur travail pendant qu'en leur présence, le
texte continue d'être exploré par les plus
expérimentés. On retrouve lA un des
bénéfices de la classe A plusieurs cours lorsque
des enfants d'âges différents entendent, hors du cadre de
leur activité principale, des propos qu'ils intègrent,
petit A petit, dans leur mode de pensée. (24)
Peut-être faudrait-il intercaler, entre les textes
littéraires, documentaires et de presse, dans les leçons
de lecture des textes susceptibles de revenir d'une part sur la
manière dont l'écriture prend en compte les
différents niveaux de langage et d'autre part sur les obstacles
liés A la trop grande difficulté ou la trop grande
difficulté des textes étudiés selon l'âge,
le niveau. Ces textes, écrits par le maître, ces
circuits-courts, auraient, pour le coup, véritable fonction
d'établir un court-circuit : "mise en relation directe de deux
points dont les potentiels sont différents", avec l'avantage de
ne pas mettre, d'un texte A l'autre, des enfants en état
de sous-tension, d'autres hors circuit. A
(1) Le module de la leçon de
lecture a été longuement décrit dans son processus
d'élaboration (Les recherches-actions de l'AFL, A.L.
n° 45, 46, 47, 48 et 49) dans ses réalisations plus abouties
(A.L. n° 60) et dans ses réinvestissements du
côté des adultes (Lecture d'une leçon, Y. Chenouf, H. Moëlo, A.L. n°52).
(2) Bois Nathalie, Le circuit-court : sa spécificité et ses usages, A.L. n°62, juin 98, p.35.
(3) La lecture dans le cycle des 5/8 ans, rapport de recherche, Foucambert J., Goigoux R., Chenouf Y., Violet M., INRP, 3 tomes, 1994/95 et A.L. n°48 et 49.
(4) Chenouf Y., Apprendre A lire avec des textes, A.L. n°46, sept.94, pp. 76-81.
(5) Instructions Officielles. Maîtrise de la langue A l'école, Centre de Documentation Pédagogique/Savoir Livre,p58
(6) Une des manières de prendre des distances avec
le pouvoir fascinant de la littérature dans les rappels qu'elle
fait de sa propre enfance est d'apprendre A regarder cette
littérature non seulement A partir des échos
nostalgiques qu'elle étend A ses souvenirs mais en tant
qu'objet artistique. Un très bel exemple est donné pp.
13-20 ce même numéro par Hervé Moëlo quand il
évoque un stage de littérature en Russie. On en profitera
pour relire du même auteur Les enfants respirent le même air que nous. (A.L. n°60, déc.97, pp. 80-85)
(7) Mondémé G.. Voir les raisons que cet enseignant donne A ce choix dans un entretien qu'ont réalisé Jo et André MOUREY pour ce dossier.
(8) Chenouf Y., Techniques et passions, A.L. n°45, mars 95, pp. 92-96
(9) Joos, Rascal, Le voyage d'Oregon, Pastel
(10) Vers l'objet texte, Berruto C., Oualid S., Teppa M., A.L. n°63, sept.98, pp. 72-78.
(11) Lévine J., Table ronde : Quels contenus d'enseignement, quelle définition de l'école maternelle ?, Maternelle offre avenir,
Forum organisé par le SNUipp, le 28 janvier 1998, Maison de la
Chimie A Paris, 25 F, SNUipp, 128 Boulevard Blanqui, 75013 Paris
(Cf. A.L. n°63, sept.98 ; p.95).
(12) Vygotski L., Pensée et langage, La Dispute, 1997, p. 340
(13) Ibidem, p. 342
(14) Foucambert J., Dossier lire, écrire au cycle 1, Quels écrits pour les jeunes enfants ?, AFL.
(15) Jauss H.R., Pour une esthétique de la réception, Gallimard
(16) Baktine M., Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Tel, p. 102
(17) Ibidem, pp. 120-121
(18) Ibidem, p. 103
(19) Ibidem, p. 104
(20) Badiou P., p de ce numéro.
(21) Robert A., Lire des documentaires scientifiques, Journal des Instituteurs n°5, Janvier 1998, p. 69
(22) Vygotski L., Pensée et langage, La Dispute, 1997, p. 356
(23) Ibidem, p. 360
(24) Foucambert J., Compte-rendu intermédiaire de la recherche 94-97. Disponible sur demande A l'AFL.